Phạm Duy,
les
intranquillités de l’amour
par
Lê Hữu Khoá
Directeur
Groupe
de Recherches sur l’immigration du Sud-Est asiatique
Phạm
Duy, un des rares musiciens considérés comme nationaux, revient souvent sur une
expression très vietnamienne : ơn đời (faveurs données par la
vie) dans ces chansons pour souligner sa chance de pouvoir vivre - et
profiter - pleinement la vie. Pour les Vietnamiens, cette expression envoie tôt
ou tard à une autre - sa sœur siamoise linguistique - : nợ
đời (dettes que chacun doit
à la vie). La fusion entre ces deux expressions permet dans la
présente étude de retracer le parcours de vie, de saisir le sens de l’œuvre et
comprendre la complexité de Phạm Duy. Personne aux multiples facettes, il
s’occupe une place si centrale dans la musique contemporaine vietnamienne, mais
il est également objet de polémiques dans les délicates relations entre
l’idéologie, le pouvoir et la création artistique récente du Vietnam. Mais
laissons d’abord Phạm Duy, né à Hà Nội en 1921, esquisser son
propre portrait dans Tạ ơn đời (célébration des
faveurs de la vie), pour mieux entrer dans son
monde :
Ba trăm ngày trong gói,
Ngóng trông ra đời góp mối vui chung.
(Trois
cents jours dans le fœtus,
Attendre
avec impatience de participer à la joie commune).
Puis,
face à l’ennui et la passivité de la vie, il dite réagit :
Trong
trăm mùa xuân héo
Tay
hái biết bao niềm yêu.
(Dans
les cent printemps fanés
Mes
mains cueillent encore d’infinis amours)
Enfin,
seul avec sa conscience, il organise son propre pardon :
Với bao nhiêu lần gian dối,
Đời vẫn ban cho ngọt bùi.
(Avec
combien de mensonges,
La
vie m’offre toujours des goûts merveilleusement sucrés).
Ces
quels phrases donnent un bon aperçu de la vie de Phạm Duy, une vie qui
semble guidée par l’amour au-delà de ses contradictions personnelles, il a été
en effet souvent accusé d’être égocentrique, égoïste et surtout épicurien. Mais
c’est justement, cette dimension insaisissable de l’amour dans la démarche
artistique de Phạm Duy qui offre des interprétations fécondes, pour le
moment inexplorées. Cette étude cherche à construire une typologie des
visions sur l’amour, en s’appuyant sur les enquêtes de l’anthropologie
littéraire du Vietnam contemporain, de la sociologie historique des guerres de
la moitiée du XXème siècle qui ont marqué l’histoire de ce pays, sans oublier
les expériences esthétiques du milieu artistique vietnamien au contact de
l’Occident. Cette étude cherche à dépasser d’abord ces attributs (égocentrique,
égoïsme, épicurien) pour mieux entrer dans des analyses sans adjectifs, ni
adverbes de ceux qui ont parfois jugé son œuvre. Elle tente ensuite de
reconstituer, si possible, le monde singulier de Phạm Duy, qui combine
énergie créative, passion amoureuse et détours personnels -entre évitements et
désengagements- face aux autorités en place, quelles que soient leurs natures
idéologiques. Enfin, elle tente de dresser
à un bilan de l’œuvre et de la personne inspirée par sa propre liberté,
dépassant la culture ambiante, la pression communautaire et surtout la censure
politique pour développer un amour total -même si les autres disent qu’il
n’aime que lui-même- qui le guide dans sa complétude et lui donne la joie de
vivre. Précisément, la présente étude cherche modestement à comprendre comment
Phạm Duy arrive à s’inventer sa propre philosophie artistique du vivre,
dans un monde de désordres mortels.
Entre 1990 et 2000, les rencontres
avec Pham Duy à Paris nous avions discuté de la sortie de la série Thiền
ca (chants de méditation) et de la série Truyện Kiều
(Histoire de Kiều) ; ces occasions m’ont permis de lui proposer
mon plan d’étude sur son œuvre. Phạm Duy
souhaitait de lire une étude donnant une vision synthétique de nature
artistique sur son travail. Il a donc été plus ou moins étonné de ma
proposition d’une étude de nature anthropologique placant sa création dans le contexte historique du pays, soutenue
par une structure typologique des événements nationaux au service des analyses
comparatives entre le champ musical et celui littéraire de son temps; de là
pour chercher à comprendre la trajectoire artistique puis culturelle du Vietnam
contemporain dans laquelle s’inscrit son destin de créateur. L’étonnement fait
place la déception, quand je lui expliquais qu’une étude anthropologique
correspondait à des enquêtes longues, dont les résultats d’analyse tarderaient
certainement à venir, que la patience semblait nécessaire, parce que la lenteur
serait au rendez-vous. Il m’a dit que : « la lenteur est toujours
insupportable », sans m’avoir donné aucune explication. Lors de notre
dernière rencontre, cette fois-ci à Saigon en janvier 2007 dans le Cabaret
Văn Nghệ de sa famille, il a précisé que : « la
lenteur est insuportable parce qu’elle est presque inconsciente face à la fin
d’une vie, comment peut-on lire sur soi après sa mort». Il y a certainement
incompatibilité entre le désir de lecture de Phạm Duy sur son propre travail
et ma lenteur d’enquête. Dans ce présent essai, cette incompatibilité m’aide,
paradoxalement, à saisir un trait fort du portrait de ce musicien : ses
intranquilités de l’amour dans ses désirs de vivre.
L’Amour du pays
Raconter
dans ses chansons qu’on aime son pays - quelle banalité ! Et quelle
routine ! -, surtout dans un pays comme le Vietnam condamné à jouer son
destin à travers les guerres, d’ailleurs, la plupart des compositeurs tombent
facilement dans le patriotisme. Voue souvent dans le nationalisme, intégrant
l’indépendance nationale dans un jeu discursif identitaire que les enferme. Or,
la notion de pays dans le langage musical de Phạm Duy est liée à une
catégorie de pensée artistique d’ouverture. Le pays est découverte, il faut le
parcouvrir de long et en large, surtout en profondeur dans l’âme du peuple pour
main-tenir une définition juste. C’est en promenant qu’il cherche ce
pays, qu’il multiplie les regards pour mieux le voir, comme le pèlerin il va
toujours plus loin pour saisir des réels encore inédits. Pays, pour lui est un
terme vivant qui le nourrit, surtout pendant ses années de
« jeunesse » (1940-1960). C’est à ce moment que Phạm Duy se
forge une logique de vie qui n’est rien d’autre que la logique de l’amour
du pays, et inlassablement il observe son peuple en partageant ses épreuves. Il
a appris à l’époque qu’on n’aime pas que soi, que ce n’est pas l’amour qui
prend et qui dévore, que la concupiscence est manque et éros égoïsme. Cet
amour du pays qui apprend à aimer aussi l’autre pour lui-même, il y a de la
joie dans cet amour de bienveillance. Ici l’amour spirituel contrôle l’amour
charnel en valorisant l’amour de l’autre, l’amour qui prend accepte d’être
repousser au second rang pour illuminer l’amour qui donne. Au cœur de la violence
de la guerre, c’est le peuple vietnamien qui découvre l’amour du pays de
Phạm Duy, celui de la douceur au cœur des hurlements et de la tuerie
:
Mẹ hiền ru những
câu xa vời, à ơi tiếng ru muôn đời.
(La
mère de douceur berce les paroles lointaines, ah ! Paroles d’éternité).
Ce
pays conjugue, dans le temps et dans l’espace, vitalité et mouvement, pour
retrouver la source qui donne l’origine, la racine qui crée la cime. La joie
dans le « partir » pour « rencontrer » le
pays lui fournit les ressources nécessaires pour mobiliser les proverbes, les
dictons, les adages, et surtout les chants populaires, et on se laisse envahir
par le souffle de la musique populaire de régions en régions. Ce don est
particulièrement apprécié par ses contemporains qui le considèrent comme
l’unique musicien ayant réussi dans un genre musical plutôt subtil : phổ
nhạc dân ca (la transformation des chants populaires en chansons
modernes). Cherchons d’abord le premier pays de Phạm Duy, un pays
intime, espace pur de l’enfance, auquel il croit sans réserve même s’il est
toujours menacé par les forces imprévisibles des guerres. Phạm Duy
réincarne sa parole dans le langage d’un nouveau-né. En 1952, il est déjà à Sài
Gòn, loin de la résistance et de la révolution du nord, mais ce pays qu’il voit
toujours avc la pureté au regard de l’enfance l’obsède encore dans sa chanson Tình
hoài hương
(sentiment nostalgique du pays) :
Ai
về mua lấy miệng cười
Để
riêng tôi mua lại mảnh đời thơ ngây
thơ.
(Qui
revient pour acheter les bouches souriantes
Laissez-moi
revenir au pays en achetant les morceaux de vie de mon enfance).
Nouveau-né :
oui ! mais apte à comprendre sa mère ou son père, surtout comprendre
leur langage d’amour inconditionnel qui
est là dans le regard sur la douleur des guerres. Ici la vie est plus que
précieuse, elle est irremplaçable, donc non-négociable ; une mère sait la
porter et le père sait la protéger, dans Tình ca (chant d’amour) :
Tôi
yêu tiếng nước tôi từ khi mới
ra đời.
(J’aimer
la langue du pays depuis ma naissance).
Affirmation banale ?
Pourtant elle sonne juste dans le cas de Phạm Duy qui semble le seul à
réussir dans le genre parmi le plus insaisissable de l’art musical
vietnamien : tự tình dân tộc (autoconfidence du peuple). Un
genre réservé à une seule catégorie d’artistes qui savent associer leur
création la parfaite connaissance de la culture du pays afin de creuser en
profondeur l’âme du peuple, en racontant son destin national entre épreuves et
vicissitudes. Phạm Duy a ces ressources-là, et grâce à sa longévité il
est le seul à avoir traverse le XXème siècle en connaissant toutes les guerres,
tous les bouleversements du pays. Dans sa chanson Nước non ngàn dặm
ra đi (Le pays des monts et des eaux des pas infinis), il raconte son parcours du
nord vers le sud, en passant par le centre du pays. Sur sa route, il livre une
définition de son amour du pays en suivant les pas des Vietnamiens dans leur
mouvement Nam tiến (poussée vers le sud), dans un pays qui
s’allonge dans un espace toujours ouvert. Loin du ton patriotique habituel souvent rythmé par les fiertés nationales,
il se place au cœur des tragédies et des sacrifices des Vietnamiens dans leurs
aventures vers le sud ; ici options idéologiques et autorités politiques
n’ont aucun poids dans la souffrance de ses compatriotes :
Đất nước cháy theo
với ngọn lửa thiêu.
(Le
pays est brulé vif par la torche enflammée).
Cette
torche réduit tout en cendre, et en marchant sur ces cendres il est le seul qui
semble pouvoir raconter comment ce pays est né des cendres, comment son peuple renait
du feu et de la mort. Souvent victime de la Chine, le Vietnam a
« effacé » en avancant vers le sud le peuple Champa, et Phạm
Duy déploie cette logique du feu qui réduit tout en cendre. Dans sa musique les
souffrances des deux peuples, Champa et vietnamien, fusionnent. On découvre ici
son amour de bienveillance, proche de la formule de saint Thomas : « aimer,
c’est vouloir du bien à quelqu’un », un amour qui est loin d’un amour
de convoitise ou de concupiscence, le contraire de l’amour égoïste. Cet amour
de bienveillance pour le pays est un amour étendu, c’est aimer l’autre
rencontré par milliers sur les routes, dans leur milieu naturel et respire à l’aise dans leur bien-être mais aussi leur errance dans les
guerres. Quand Phạm Duy met en musique dans la parole d’une mère, sa
vision du pays se transforme, il évoque un espace de protection où l’amour
d’une mère protège, sans peine, la survie du lignage. Dans sa chanson Bà
mẹ quê (la mère de la campagne)
en 1949, l’amour maternel est à la fois sacrifice et patience :
Vườn rau xanh
ngắt một màu, có đàn gà con nương
náu
Mẹ
quê vất vả trăm chiều, nuôi một đàn
con chắt
chiu
(Le
jardin vivement vert protége la troupe des poussins
La
mère s’épuise cent crépuscules à éléver soigneusement ses enfants).
Cette
expression « cent crépuscules » évoque toute la vie des
enfants qui grandissent sans se plaindre pendant la même période, dans la
chanson Em bé quê (l’enfant de la campagne) Phạm Duy voit dans ce « cent
crépuscules » une force qui s’affirme :
Em mới lên
năm lên mười, nhưng em không yếu đuối
(Moi
l’enfant, cinq ou dix ans, mais je ne suis nullement faible).
Cet
amour du pays fonde la vertu, entre la mère et son enfant, entre celle qui
donne le lait et celui qui a faim. La
caresse qui apaise plus tard console les jeunes en temps de guerre, le corps
protège et nourrit, la musique est la voix qui rassure, une évidence maternelle
sans violence extérieure, une bienveillance qui veille sur l’enfant qui dort.
Si l’amour n’était pas antérieur à la morale, quel serait notre champ préalable
du savoir sur la morale ? La maturité atteinte, cette force sera soutenue
par le partage conjugal. Dans Vợ chồng quê (femme et mari de la
campagne), le partage tisse des liens profonds permettant l’entraide qui
sait survivre en dépassant les épreuves de la vie :
Sống chia miếng
mồi,
như đũa có đôi
(Vivre
en partageant les parts, comme les baguettes se présentent par paire)
Cette
vision d’enchaînement de la vie (Bà mẹ quê (la mère de campagne), Em
bé quê (l’enfant de campagne), Vợ chồng quê (femme et mari de
campagne), forge une narration structurante de l’amour du pays en laissant des empreintes musicales
profondes dans l’imaginaire des Vietnamiens.
Phạm Duy est souvent classé par ses contemporains comme le
musicien de la joie du pays vu de la campagne. Il est en cela bien différent de
l’autre étoile de la musique du pays de la même époque : Trịnh Công
Sơn qui a
une perception urbaine du pays à travers
le regard des citadins désorientés par les guerres. Mais, comme
Trịnh
Công Sơn,
Phạm Duy sait bien que son époque est celle des guerres interminables, il
en voit aussi le prix à payer à travers la vie d’un soldat, et définit
autrement l’amour du pays, lieu réceptacle des survivants. Encore une fois, le
peuple vietnamien se « laisse marquer » par cette vision du
« retour » des vietnamiens indéracinables de leur terre, telle
l’image douloureuse d’un soldat invalide, d’un revenant en 1954 fin de la
guerre de résistance contre le colonialisme français dans Ngày trở
về :
Có
anh nông phu chống nạng cày bừa
Vì thương yêu
anh nên ngày trở về, có con trâu xanh hết lòng giúp đỡ
Lúa ngô thi nhau
hát đùa trước ngõ, gió mát trăng thanh
Ôi ngày trở về, có anh
thương binh đời sống hòa bình
(Le jour du retour, un soldat laboure sa rizière
avec ses béquilles
Pour
le soutenir, le buffle l’aide de toute sa force
Le
riz et le maïs jouent, chantent devant les rues
Ah
ce jour du retour, un soldat mutilé vit en paix).
Ces
vers courts expriment plusieurs certitudes du peuple vietnamien, c’est aussi un
chant de certitude pour ce musicien qui chante l’amour du pays : la
volonté de survivre pour l’indépendance dans les épreuves la guerre, le plaisir
de vivre dans l’harmonie avec le travail et la nature d’après guerre, le tout
s’incorporant dans un fort désir de la paix cherchant à dépasser les
vicissitudes mortelles de la tuerie. Dans cette même période de la fin de la
guerre contre la présence française, Phạm Duy écrit cette chanson Người về (l’homme
du retour)
dans laquelle il témoigne discrètement de la joie profonde mais silencieuse des
Vietnamiens qui croient résolument à la paix, dans un réflexe de respect face
au culte des morts :
Một
vòng hương
trắng
xóa, tình nồng trong thương nhớ
Gởi người chiến
sĩ chết trong xa mờ.
(La
fumée des baguettes d’encens en cercle si blanche,
L’amour
se parfume dans la pensée, à envoyer au soldat mort au loin).
Aucun
retour au Vietnam n’est définitif. Dans les années soixante, alors que commence
la guerre avec les Américains, Phạm Duy affirme encore une fois sa force
de création en diversifiant les genres musicaux, et l’amour qu’il porte au pays
et à son peuple se transforme. Ainsi, la découverte de la fertilité du sud et
de la richesse naturelle du delta du Mékong l’impressionne. Dans Tiếng
hò miền Nam (le chant du sud) en 1956, il voit déjà la force vitale
-débordante et joyeuse- de ce sud capable de le sauver du régime
révolutionnaire à la fois sévère et intolérant du nord, en se laissant
persuader qu’ici sera le lieu propice, selon l’expression populaire connue des
Vietnamiens : đất lành chim đậu (la terre douce
apte à accueillir le repos des oiseaux) :
Dưới hàng dừa cao trái
thơm ngọt ngào,
Ruộng
đồng lúa trổ bông lau, lạch nguồn cá lội lao
xao …
Cuốn
mối tình muôn nơi, se kết đôi
người
(Sous la rangée de cocotiers aux fruits
sucrés,
A
côté des rizières en fleurs… Entre roseaux et course de l’eau, les poissons
nagent en joyeusement… En entrainant l’amour vers de nouveaux lieux infinis, on
formera un couple).
Le
peuple vietnamien qui aime la musique de Phạm Duy perçoit bien
l’ascension de l’amour par la fluidité des mélodies. Ici, l’ascension de
l’amour par l’amour reste vitale, et parce que la guerre rend la vie fragile,
le musicien vient consolider cet amour étendu mais faible face à la menace de
tuerie. L’esprit sait se lever, la musique sait inventer l’amour lumineux. Le
pays devient chemin, chemin de tous apprentissages, voilà une nouvelle vision
du pays de Phạm Duy conscient qu’il doit survivre ce chemin parce qu’il
veut devenir le musicien de son peuple. Dans sa longue chanson Con
đường Cái quan (Sur la grande route), en 1960 il retrace l’histoire du
pays en s’identifiant à celui qui marche en parcourant le pays sur toute sa
longueur, en traversant son histoire :
Tôi đi từ ải Nam Quan
sau vài ngàn năm lẻ
(Je
marche de la frontière de Nam Quan depuis quelque milliers d’année).
Nam
Quan
marque la frontière du Nord du pays avec la Chine et quelque milliers
d’année désigne surtout plus de quatre mille ans de civilisation
vietnamienne. Etonnante aussi dans la même période sa découverte du pays.
Apprenti de la diversité culturelle, Phạm Duy est aussi le seul qui va
aussi loin dans la montagne pour chercher les minorités ethniques frères, et
qui compose plusieurs chansons en reprenant les airs musicaux traditionnels,
témoignant ainsi de leur incroyable richesse souvent méconnue des Vietnamiens.
Les musiques de groupes ethniques Thai, Jarai, Takua, Hrê, Êde… des hauts
plateaux du pays entre Dac Lac et Pleiku sont tour à tour visitées , mais
l’image du pays la plus forte dans la musique de Phạm Duy reste celle de
la mère qui se bat pour la survie de ses enfants sur ce chemin de destruction,
avec comme unique ressource : son amour. Ici, la sublimation joyeuse de
l’amour du pays recouvre tout l’espace, toute la nature, c’est l’amour du
peuple à l’image d’une grande famille où les compatriotes s’appellent đồng
bào (êtres sortant du même fœtus). Phạm Duy a tissé cet amour non
seulement de passion mais aussi de vertu, car vouloir le bien de ses
proches et de ses semblables, c’est le bien même. En pleine guerre nord-sud
pendnt les années soixante, sa création est débordante et dans sa série de
chansons intitulées Mẹ Việt Nam (mère vietnamienne) il
arrange la mélodie comme un enchaînement dévoilant dans le fond une
constellation de métamorphoses maternelles sur la nature par des paroles qui
coulent de la source vers les grands espaces : Đất mẹ
(terre maternelle), Núi mẹ (montagne maternelle), Sông mẹ (fleuve
maternel), Biển mẹ (mer maternelle). Pendant cette période de
la première résistance 1945-1954, Phạm Duy parle de sacrifices si
« naturellement », comme s’il était naturel pour lui de devenir
soldat de la libération, de respirer le
souffle du pays toujours sous le feu,
de vivre réellement la souffrance de son peuple :
Người đi không
về…
Hương
khói chiêu hồn…
Hiu hắt những
chiều trận vong…
(L’homme
va partir sans retour…
Fumée
d’accueil d’âme…
Tragique
crépuscule mortel d’après-bataille).
Et
chaque fois, face à la mort, il cherche toujours à dépasser le sceau du
tragique qui marque son pays pour mieux voir la vraie vie, plus tard, une
vie dans laquelle l’amour s’imposera aux soldats survivants dans la beauté des
filles. En pleine guerre à Thanh Hóa en 1949, son amour n’hésite pas à frôler
le sensuel :
Có
nàng gánh lúa quyến tròn thương nhớ.
(Une
fille porteuse de riz enveloppe soigneusement la pensée amoureuse).
La
recette de sa survie semble etre dans l’ « amour à tout prix » ;
quoiqu’il arrive, dans la nuit des guerres, Phạm Duy veut voir le
printemps si sensuel de l’amour. Encore à Thanh Hóa en 1948, dans sa chanson Đêm
xuân (nuit de printemps) :
Đêm
qua say tiếng
đàn, đôi chim uyên tới giường, chim báo tin
xuân đã về trong giấc mộng…
(Dernière
nuit, nous sommes ivres de la musique, nous, couple d’oiseaux qui s’approchent
du lit, ces oiseaux signalent le retour du printemps dans nos rêves…).
Alors,
ici l’amour s’affirme comme la plus haute des vertus dans la meilleure saison
de la paix, et savoir se laisser ressaisir par l’amour où qu’on se trouve c’est
créer par amour, pour l’amour. Il n’en oublie pas moins les drames quotidiens
de son peuple en souffrance et en fait une description détaillée, et ce n’est
pas incompatible, car il faut que l’amour soit partout. En 1948, dans sa chanson Về miền Trung
(revenir dans la région centre), région de pauvreté et de catastrophes
naturelles et surtout de guerres qui déchirent tout, Phạm Duy imprime
dans ses paroles la douleur de ce pays:
Chiều khô
nước
mắt
rưng sầu
Thân
ta thiếu phụ, nát đầu hài nhi
(Au
crépuscule des larmes tragiques
Corps
ruiné de la veuve, tête éclatée de l’enfant).
Dans
son amour du pays, il engage sa vie en acceptant les sacrifices, mais quand
l’option idéologique du moment l’opprime, il renonce à la lutte pour mieux
réfuter la discipline politique toujours selon lui étroite parce
qu’intolérante. Il n’a pas peur de montrer sa faiblesse face à cette force
totalitaire. Cette faiblesse, pour lui, est la puissance même de l’amour,
l’image d’un soldat blessé mais qui veut tout prix revernir :
Ngày
về
chàng đã cụt chân.
(Le
jour du retour, la jambe a été emputée).
La
musique, lieu de placement et de déplacement du rêve -quoi qu’il arrive- donne
aussi à Phạm Duy une force de trouver les moyens de sauver ses
compatriotes à l’heure de l’humiliation guerre après guerre. A l’heure de la
tuerie et la misère, combien de filles vietnamiennes ont été obligées de vendre
leurs corps, le musicien se montre là encore fidèle à son peuple :
Tôi mơ thành
triệu
phú cứu vớt gái bơ vơ
(Je
rêve être milliardaire pour sauver les filles errantes)
Ces
filles errantes sont des gái ăn sương (les filles qui mangent
de la rosée),
les prostituées que le pays laisse errer en nombre pour combler le manque
d’amour des hommes durant les années de guerres interminables pendant la moitié
du XXème siècle. Ce rêve d’être milliardaire, vient du cœur, sans
artifice de langage esthétique, il reste une des caractéristiques de la musique
de Phạm Duy dont la parole directe loin de belles formules hypocrites a
une répercussion immédiate. C’est incontestablement une définition forte de
l’amour du pays chez le musicien. Phrase simple, parce que la vérité de la vie
est simple : se donner et se sacrifier par amour du pays, une
compréhension simple mais qui dépasse tout calcul d’intérêt. La formule de
l’amour est connue : l’amour consent à tout et ne commande qu’à ceux qui y
consentent. Pour Phạm Duy, l’amour du pays doit être libre, ouvert, mobile. Alors sans domicile (il quitte sa
famille très tôt), et souvent sans famille (sa vraie famille reste son monde de
la musique), enfin sans attache (l’appel du dehors guide ses activités
artistiques), il va toujours à la
rencontre de ses compatriotes.
L’amour de la vérité
L’essence de l’amour doit être bonne. Dès ses débuts
dans la résistance, Phạm Duy affirme son amour de la vérité, un
amour qui doit l’emporter sur tout autre, y compris sur l’amour de l’amour. Aux
heures les plus violentes de la guerre en 1948, il est déjà un des musiciens
majeurs de la résistance nationale, et dans sa chanson Bà mẹ Gio Linh
( La mère de Gio Linh) il livre la vérité de la souffrance d’une mère
obligée de venir au marché pour chercher la tête de son fils, jeune résistant
décapité par l’armée française revenant chez elle, elle projette son pardon sur
son univers :
Xa xa tiếng chuông chùa reo
(Au
loin, l’écho de la cloche du temple persiste).
L’écho
de la cloche du temple, c’est l’écho du bouddhisme, celui de la
tolérance et de la compassion. Or, à l’époque, aux yeux des dirigeants du
parti, ce pardon est condamnable. En pleine période de résistance entre 1945 et
1954, alors que l’armée de libération marche vers son rendez-vous décisif pour
changer le destin du pays, le discours idéologique ambiant ne permet pas
le pardon des actes de tuerie des ennemis[1].
Phạm Duy découvre ainsi que sans tolérance face à la violence, il n’y a pas de liberté. On se souvient de
la formule de Rimbaut : « je m’entête affreusement à adorer la
liberté libre », Phạm Duy commence à décoder dès 1947 que
c’est bien la haine qui pose des barbelés dans le cœur des hommes, il se
questionne sur les frontières des âmes humaines et il en souffre dans sa
chanson Bên cầu biên giới (sur le pont entre les frontières), livrant
son opinion face à ce monde où violence se mêle si bien avec
l’intolérance :
Lòng
tôi sao vẫn còn biên giới ?
(Pourquoi
dans mon âme, encore des frontières ?).
Phạm
Duy est « Fortement condamnable » aux yeux des responsables de la
censure du parti, parce qu’il ose dire que la misère de l’amour n’est pas dans
son cœur, elle est de son époque, dans l’animation politique du face-à-face
mortel entre unités idéologiques adverses. Après la scission du pays en
1954, au sud, il répète inlassablement son remède : c’est l’amour qui
sauve de l’intolérance, dans sa chanson Tôi còn yêu tôi cứ yêu (j’aime
encore, je continuer à aimer) toujours avec son simple (sémantique) qui
fait son sens (humain) :
Tôi
còn yêu đời, tôi còn yêu người.
(Je
continue à aimer la vie, je continue à aimer les hommes).
La
« vérité révolutionnaire » du sans-pardon au service de la guerre
pour l’indépendance nationale sera tôt ou tard mutilée si elle ne se fonde pas
sur l’amour qui dépasse la haine. Plus tard, après le coup d’état de novembre
1963 qui entraine le sud nationaliste et anticommuniste dans les désordres
sociaux ingérables sur fond d’escalade des interventions militaires
américaines, le compositeur encore une fois rattrapé par la violence, écrit en
français cette phrase la vraie nature de son temps : « le
temps de la peur, du soupçon et du mépris »[2].
Ce temps qu’il qualifie par ces trois images dans la même chanson Tôi còn yêu tôi cứ yêu (j’aime
encore, je continuer à aimer): le génie se casse les ailes, le paradis se
perd, et la musique du ciel s’éteint. Or, pourtant sa création reprend
énergiquement à cette période avec la
naissance au Tâm ca (chants du cœur) composé de 10 chansons, comme des
chants de confession, d’auto-aveu, source orale de toute vérité. Ce moyen
verbal qui, selon lui, examine l’éthique de son temps lui permet de regarder en
profondeur selon la formule de l’époque : le versant contraire de la société,
et ce nouveau regard rend les éloges sur la beauté du pays étrangement
obsolètes. Un mouvement musical est né au sud du pays sous le feu de la guerre
grâce au compositeur, et porte le nom de phong trào du ca (mouvement
des chants nomades), premier mouvement de chants de paix, et premiers
prémisses contre une guerre animée par des options idéologiques étrangères. A
la même période, un premier souffle de méditation entre dans sa musique avec
les textes du vénérable Thích Nhất Hạnh autour du thème du rêve de
paix des Vietnamiens :
Tôi
vẫn sống, tôi vẫn ăn, tôi vẫn thở
Nhưng
biết
bao giờ tôi nói thẳng những điều tôi
ước mơ.
(Je
continue à vivre, je continue à manger, et je continue à respirer
Mais
quand je pourrais sincèrement dire ce que je rêve).
Le
dire sincèrement de la parole, directe sans détour, et sans
intermédiaire idéologique est la condition première de la vérité qui doit
rester intacte pour permettre ce rêve de paix dans un échiquier de
guerre. Phạm Duy préconise Tiếng hát to (chant à voie forte),
chanson qui marque le début de l’escalade de la guerre américaine et de la répression des régimes militaires
sudistes et leur spirale des tueries. Ici, l’expérience directe de la
parole face à la destruction suggère que seul l’amour peut protéger la
dignité :
… Lời tôi thay cho tiếng đạn
bay…
Lời tôi khâu vá tình thương...
Đừng cho ai
ăn cướp tình ta…
Lời tôi sâu như
tiếng tình yêu...
(…Ma
parole remplacera le bruit des balles envolées…
Ma
parole de chant recoudre l’amour…
Ne
laisse pas quiconque voler notre amour…
Ma
parole creuse en profondeur comme la parole de l’amour…)
Phạm
Duy pense que ces Tâm ca (chants du cœur) peuvent constituer le fond de
vérité de l’amour qu’ils aideront ses compatriotes à entrer dans un nouveau
processus de ré-identifications : du peuple (chant du cœur n°.3),
de l’héritage national (chant du cœur n°.5), des ennemis (chant du
cœur n°.7), de l’univers (chant du cœur n°.4 et 6), de la mort (chant
du cœur n°.8), de soi-même (chant du cœur n°.9), enfin la parole de
la vérité véhiculée par la musique n’est autre que la vie même (chant du
cœur n°.10), cette chanson intitulé Hát với tôi (chantez avec
moi) trace cette voie-est-vie :
Đừng
ngậm miệng im hơi thành xác không hồn…
Vì
lòng tin yêu còn hát nghìn năm…
Hát
với tôi khi mới mang thân phận bào thai…
(Ne
laissez pas les bouches fermées, les soufflés s’éteindrent…
Croire
et aimer dans le chant de millier d’années …
Chantez
encore avec moi-même si vous venez de découvrir vos conditions de fœtus…)
Le
chant de la vérité de Phạm Duy proclame que l’amour est infiniment
partout, débordant en temps et en lieux :
Tình đầy trong tay và
tình ở ngoài…
Ở gần bên tôi hàng
nghìn thế giới…
(L’amour
est dans la paume de la main et aussi dehors…
Tout
près de moi par ses milliers de mondes…)
Face
aux forces mortelles de guerre, l’amour de la vérité se mêle à la vérité de
l’amour. Les deux, selon Phạm Duy, sont animées d’une force spirituelle
offrant le calme nécessaire aux humains afin de leur livrer une qualité
d’écoute qui deviendra un jour leur pouvoir d’écoute surpassant l’isolement,
facilitant l’entraide et forgeant les esprits dans les épreuves. Ce don
d’écoute, accueillira toutes les paroles aimantes, et la musique sera là pour
harmoniser les ententes. Dans cette période où la mort se mêle à la vie au
quotidien, cette vérité qui ne lâche plus jamais Phạm Duy : la
vérité de la mort, dont il parle et reparle sans cesse dans sa musique, dans
ses confidences, or étrangement ici encore l’amour (re)prend sa place centrale
dans toutes les explications de l’agonie, l’(in)tranquillité de l’amour est ici
sa force vitale :
Rồi
mai đây tôi sẽ chết…
Trên
đường về nơi cõi hết…
Tôi
sẽ mang theo với tôi những gì đây
… Tôi xin đem theo
với tôi một cuộc tình không quen thuộc …
(Puis
je vais mourir…
Sur
cette route de la fin…
Je
porterai quoi avec moi ?...
Je
supplie de pouvoir emporter avec moi un amour que je ne connais pas…).
Reprenant
la devise de Sartre: « le moi est condamné à être libre »,
Phạm Duy apprécie la grandeur de ce moi dans la lutte pour la liberté
mais reconnaît aussi sa « place modeste », sa fragilité au cœur de la
tuerie. Au printemps 1968 lors de l’offensive de l’armée dite de libération au
cœur de Sài Gòn, capitale du sud-Vietnam, alors que la mort côtoyait de plus en
plus la vie sans aucune discrétion, il est attentif à l’aveu de son ami
l’écrivain Lê Tất Diều sur la fin de toute émotion : « On
n’a plus d’émotion, plus de peur devant les cadavres ». Est-ce le
début de la ruine de l’âme vietnamienne ? Encore une fois Phạm Duy
retrouve ses ressources pour dire non à cette insensibilité dans une
série de chansons intitulées Tâm phẫn ca (Chant de la colère du cœur).
La colère devient force face à la guerre, l’indifférence de la tuerie est
insupportable, et la musique doit aussi changer de ton, passer de la douceur au
cri. Les chansons de Phạm Duy
déclenchent ainsi le début du mouvement des artistes anti-guerre avec les
poètes Luân Hoán, Tâm Hằng, Thái Luân, alors qu’apparaissent les chansons
contre la guerre de Trịnh Công Sơn, de Miên Đức Thắng.
Quelle période ! La colère contre l’indifférence face à la mort de
Phạm Duy se démarque de l’insensibilité par l’acte du cri contre le
silence de l’agonie qui pousse l’homme à se résigner. Dans la chanson N°1 de la
série Tôi không phải là gỗ đá (Je ne suis ni bois ni
pierre), le compositeur lance son
cri dans ce vide :
Tôi
không phải là cỏ cây…
Tôi
không phải là gỗ đá…
Tôi
không thể nào thản nhiên…
Tôi
không thể nào im tiếng…
Nên tôi thét vào thinh không…
Nên
tôi khóc và tôi điên…
Cho
đến bao giờ đời bình yên.
(Je
ne suis ni herbe, ni plante…
Je
ne suis ni bois ni pierre…
Je
ne suis pas tranquille…
Je
ne suis pas muet…
C’est
pourquoi je crie dans le vide…
Jusqu’au
moment où la vie redevient paisiblement calme).
Entre
les mensonges idéologiques et la force militaire brutal du sud nationaliste
soutenu par les Américains et un nord libérateur et politiquement totalitaire
appuyé par le bloc communiste, l’amour de la vérité pousse le compositeur à
forger par une parole simple la vraie destruction de l’âme vietnamienne dans
cette guerre civile entre compatriotes, une tuerie entre frères, un tabou à
enlever dans l’aveuglement idéologique qui détruit le pays. Dans la chanson Chuyện hai
người
lính (Histoire de deux soldats), il livre sa vérité dans la douleur profonde de son peuple
vivant dans un pays où la tuerie familiale est devenue quotidienne:
Có
hai người lính nằm trên ruộng đồng,
Cùng
ôm khẩu súng chờ mong, có hai người lính,
Một
sớm mai hồng, giết nhau vì nước Việt Nam
(Deux
soldats s’allongent dans la rizière,
Ils
tiennent leurs fusils et attendent,
Une
aube rose, ils s’entretuent pour le Vietnam).
Période
aveuglante ou temps ténébreux, Phạm Duy ne voit pas la fin de la guerre,
mais il voit déjà la fin de son cri, de la colère au désespoir. Pour lui, ce
n’est pas un désengagement, non plus un renoncement, le fait de « tout
accepter pour tout vivre la vie devant»[3].
Dans la chanson Một ngày một đời (Un jour, une vie), il
compte la vie jour par jour, en juxtaposant la musique et la tuerie, la masse
et la solitude, l’errance et l’impossibilité de renouveler la vie :
…Một ngày
đi mà giết…
Một ngày
đi mà hát…
Một
ngày bạn bè đông…
Một
ngày chợt cô đơn…
Một đời đi rong ruổi …
Một đời không còn mới…
(Un
jour partir pour tuer…
Un
jour partir pour chanter…
Un
jour plein d’amis…
Un
jour de soudaine solitude…
Une
vie d’errance en errance…
Une
vie sans plus aucune nouveauté…).
Pourtant,
l’amour de la vérité a son propre inconvénient, car la vérité marque
souvent à sa façon, une fois la parole formée, un point de non retour ;
tout virage qui l’éloigne devient suspect, tout retournement discrédit celui
qui croit en elle. Phạm Duy est aussi pris dans ces tourments entre la
vérité qu’il faut forger puis dire, et l’adaptation contextuelle suite à la
violence de l’histoire. Il a connu bien des errances depuis plus d’un demi-siècle,
et chaque fois il se justifie à sa façon en reprenant souvent la formule de
Camus que « rien n’est plus précieux que le moi » poussé par
la nécessité de survivre face aux vicissitudes qui écrasent l’individu.
Une première fois quand il abadonne la résistance contre le colonialisme
française (1945-1954), une deuxième fois quand il adopte ouvertement l’opinion
nationaliste proaméricaine au sud (1954-1975), une troisième fois quand il
s’exile aux Etats-Unis en développant une hostilité anticommuniste virulente
(1975-2000), et une quatrième fois quand il retourne au pays (depuis 2000)
plébiscitant le régime encore totalitaire en place qu’il a condamné pendant un
demi-siècle. Ces quatre comportements historiquement contradictoires et
politiquement incompréhensibles pour certains, sont évidemment sources de
critiques massives et ouvertes de la part de ces compatriotes. On peut
succinctement dégager quatre critiques. La première critique idéologique de
l’anticommunisme est la plus radicale et donne à Phạm Duy l’image d’un
artiste qui trahit en permanence. La deuxième critique politique contre le
régime totalitaire actuel au pays plaque sur la vie du compositeur la
représentation d’un ego démesuré, négligeant toutes exigences éthiques
collectives face aux luttes pour les droits de l’homme et de la démocratie. La
troisième critique sociale de la masse mais également des artistes du pays qui
voient dans ses calculs l’expression d’un égoïsme où l’épicurisme l’emporte sur
les devoirs moraux de l’artiste. La dernière critique plutôt
« amicale » des connaisseurs, insaisissable mixage des trois
premières critiques, souligne l’attitude constante d’un homme dont le seul
souci est de « sauver à tout prix sa liberté personnelle» face
aux événements nationaux qui affectent la vie de chacun.
Saisir
cette dimension de l’amour de la liberté, de soi et pour soi dans ce cas de
Phạm Duy, c’est aller chercher loin dans le tréfonds des pratiques de
liberté, en pénétrant à l’intérieur de sa vision du monde la plus discrète.
L’amour de la liberté
En
1951, à la radio de Sài Gòn dans une émission animée par l’écrivain
Nguyễn Đình Toàn, Phạm Duy a donné sa réponse sur le sens de
son œuvre Pour lui, trois choses sont essentielles dans sa vie : l’amour,
la souffrance et la mort[4].
Pendant plus de la moitié du siècle, Phạm Duy reste fidèle à cette
devise, en utilisant le premier, l’amour, pour animer les deux autres, la
douleur de sa terre et la disparition prochaine de son corps, sans jamais
renoncer à sa liberté personnelle. La variation des définitions de la liberté du musicien mérite l’attention, car
elle fait corps en quelque sort avec l’histoire contemporaine du Việt
Nam, et son intérêt historique est d’autant plus grand que sa musique a un
impact quasi-national. Son statut social central va entre le témoignage direct
du musicien et la réception de son œuvre par le peuple, devenant entre temps un
mode majeur d’identification collective face aux inconnues de la guerre et ses
violences imprévisibles. Musicien d’envergure à l’esprit ouvert, Phạm Duy
est conscient qu’il est un « fait national », et que sa création et
ses opinions ont une influence certaine dans la vie sociale et artistique du
pays. Dans sa chanson Những điều tôi biết trong
đời tôi (Les choses que je connais dans ma vie), il prend la
liberté de s’exprimer pour forger un savoir collectif fondé sur ses doutes
personnels de la vie et du monde humain :
...Ai
biết
ai thương người suốt một đời? …
Tôi
biết cớ sao người ghét người hoài …
Không
ai yêu ai, nên không ai vui …
Tôi
hát câu ca, câu ca yêu đời
(Qui
sait qui est capable d’aimer l’homme toute sa vie ?…
Mais
je sais pourquoi l’homme déteste l’homme ! …
Personne
n’aime personne et personne n’est joyeux…
C’est
pour cela que je chante mes chants, chants d’amours de la vie).
En
érigeant le phare de l’amour comme espérance au cœur de la nuit des guerres et
en chantantsa mélodie d’amour au carrefour d’un monde où l’homme éprouve déjà
du dégoût pour l’homme, Phạm Duy va (autrement) dans le sens de Sartre : « l’homme
est fondamentalement désir d’être »[5],
l’existentialisme dans cette formule : « le désir est
manque ». L’espérance est le manque même, entre la méconnaissance et
l’attente. L’amour de la liberté à l’épreuve brutale de l’histoire permet de
temps à autre à Phạm Duy d’éprouver du dégoûts pour les contradictions
humaines. En pleine guerre américaine au Việt Nam, en 1970 une nuit de
Noël il se trouve sur une des grands tours à New York. En bas dans les rues les
Américaines sont joyeux occupés à faire leurs achats de Noël, en haut dans sa
chambre d’hôtel à la une d’un journal : le massacre du village de Mỹ
Lai au centre du Việt Nam par les soldats américains. Il revit
immédiatement l’image de Bà mẹ Gio Linh (la mère de Gio Linh) qui
va au marché chercher la tête de son fils, décapité par les soldats français,
plus de trente ans auparavant. L’histoire soudainement et tragiquement se
répète avec toujours la même victime: son peuple. Dans sa chanson Kể
chuyện đi xa (Raconter une histoire du voyage), il
affirme qu’une des libertés de l’homme c’est de se poser la question sur la
civilisation, en se méfiant surtout de ce qu’on appelle le progrès :
… Ôi ! Mỹ Lai thành
quà tặng No-en, cho những thiên
đường của từng con em trong những gia đình
gọi
là văn minh …
(…Oh!
My Lai devient cadeau de Noel, pour les paradis de chaque enfant, dans les
familles appelées civilisées…).
Fort
de cette liberté, Phạm Duy fouille dans son esprit pour en ressortir des
inquiétudes qui lui donneront étrangement la force de rencontrer –autrement-
son pays , avec une vision du dehors, et d’admettre qu’il n’a plus aucune
illusion sur le monde (extérieur) qui ignore l’agonie de son peuple :
Đất nước hai miền
chật chội oan khiên …
Thế
giới âm thầm, thủ phạm lâu năm …
(Notre
pays avec ses deux régions (nord et sud) si étroit dans l’agonie tragique…
Avec
le monde extérieur silencieux et complice depuis longtemps…).
On
se souvient que Spinoza va assez loin dans la définition de l’espérance qui
n’est rien d’autre que l’inquiétude, voire l’impuissance, on espère que ce
qu’on n’a pas, que ce qu’on ne sait pas, que ce qu’on ne peut atteindre[6].
A cette même période, entre la guerre sans fin et l’isolement sans limite de
l’individu, l’amour de la liberté dans le parcours de Phạm Duy s’exprime
dans le verbe partir. Ce partir vaut le quitter, cette
liberté de partir-quitter se veut la liberté des libertés, on se
souvient de la devise anthropologique de Lévi-Strauss : « tu
quitteras ton père et ta mère, fournit sa règle d’or à l’état de société »[7].
Or, la vision personnelle de Phạm Duy semble encore plus insaisissable
dans la logique de guerre de l’époque, où l’exil intérieur de son propre
regard sur les spectacles odieux de la tuerie le conduira tôt ou tard à l’exil
à l’intérieur du pays, de lieu en lieu. Cet exil fait naître une obligation
collective de revoir complètement le destin du pays, il faut inventer des
mouvements nouveaux, des déplacements inédits sur une terre certes détruite
mais prête à se renouveler. Dans ces mouvements perpétuels pour la vie, la
liberté nous apprend que personne ne possède personne, car la vraie liberté a
un profond dégoût de la possession. En 1970, Phạm Duy se lance dans la
création de trois longues chansons autour d’un terme-clé : hành (le
mouvement) racontant la mobilité permanente. La première chanson, intitulée
Lữ hành (le mouvement de la marche) décrivre la vie comme un
départ infiniment renouvelable ; la deuxième Xuân Hành (le mouvement du
printemps), examine la marche si
étroite et si faible dans une vie d’homme face à la largeur d’un pays, et la
troisième, Dạ Hành (le mouvement en pleine nuit) livre sa vision
sur des routes si incertaines de son peuple entre le régime militaire corrompu
du sud et le régime totalitaire impitoyable du nord, où chaque Vietnamien doit
affirmer sa liberté pour survivre :
Người đi trong đêm
tối, trong
đêm thâu…
Người đi không
dắt,
không ai đưa…
Như
đui mắt,
như bơ vơ…
Đi
trong vòng quanh quanh của bầy ma…
(L’homme
marche dans la nuit noire, nuit profonde…
L’homme
marche sans accompagnement, sans guide…
Comme
les aveugles, marcher seul, errer seul…
Marcher
dans l’encerclement des troupes de fantômes).
S’il
y a mouvement dans la vie, la survie est possible. Quand il y a du partir,
il y a déjà de la joie. Voilà la recette de Phạm Duy qui explique qu’il y
a joie à chaque fois, parce qu’il y a désir du mouvement. Source première de la
liberté et suite logique de l’action, le désir du partir enlève la peur
de la mort, le manque de liberté qui torture l’être. S’il y a du
mouvement, il y aura plaisir de l’action, bonheur du repartir. Deleuze
ne se trompe pas en avançant que les dictatures ne craingnent pas ni l’ordre,
ni la morale, elles ont peur avant toute chose du mouvement, à leurs yeux,
incontrôlable. Le mouvement est la naissance même de la nouvelle vie, dans sa
ferme intention de survie; Phạm Duy possède entièrement cette liberté de
croyance en mouvement; à la fin de la chanson il fait entrer l’évidence dans la
lumière, créant un mouvement nouveau pour son peuple :
Người đi tìm ánh
sáng mặt trời …
Người đi tìm ánh
sáng trời lên …
(L’homme
cherche la lumière du soleil…
L’homme
cherche la lumière du ciel en ascension…).
Le
constat est double : la recherche de la lumière du soleil est celle de la
vérité, et la recherche de la lumière du ciel en ascension doit être celle de
la liberté sans limite, sans frontière. Le manque de liberté doit
être, selon lui, comblée par la musique, la création dit au musicien qu’il doit
se libérer de ce manque préalable. En créant la musique avec ce plaisir
liquidateur du manque, la parole une fois associée à la musique trace une
nouvelle direction où chaque mouvement nouveau offre une vision nouvelle, or
tout déplacement visera un placement. Le placement nouveau de son imaginaire,
lui fournit durant ces années de guerre interminables le pouvoir de repartir
dans l’histoire (qui se veut tranquille) de son peuple, dans le passé (qui
souhaite être calme) de son enfance, dans les souvenirs (qui désirent être
durables) de ses amours. Ce placement-là de la liberté en « amont de toute
choses », lui permet de crée une force d’association de ces débuts,
humainement viables et apte à protéger les rêves de l’humain. La chanson Kỷ
niệm (souvenirs) en 1966, le repartir vers l’amont devient le
verbe redonner comme l’acte d’assumer une chose avec d’autres personnes
proches, car on ne peut vivre seul :
… Cho đi lại từ
đầu, chưa đi vội về sau,
Xin đi từ thơ ấu đi,
vui và bên nhau…
(Redonnez-moi
mon début, ne me pressez pas par la suite,
Je
demande de repartir de l’enfance, partir dans la joie et ensemble…).
Tout
désir de liberté est ainsi dans la puissance de créer et de récréer, et l’œuvre
de Phạm Duy raconte que ce désir de liberté n’est rien d’autre que la
force d’exister dans la puissance du vivre qui sait aller loin dans les
souvenirs. Il ne faut donc pas réduire ce désir au manque, c’est prendre
l’effet pour la cause, l’aval pour l’amont, car le désir de la liberté doit
être la première puissance de l’amour qui accompagne le créateur, sans le
laisser boulverser la logique événementielle de l’histoire. Le manque
n’explique pas totalement l’essence du désir comme condition première de la
liberté, mais il faut plutôt voir dans la fusion entre la création et la
liberté : une force de provoquer le désir en creusant dans la source du dire
pour faire naître la clarté de la liberté. Dans la série de chansons intitulée Bé
ca (chants de l’enfance), le musicien s’offre cette liberté (récréative),
flamboyante et noble, de réintroduire
les mélodies traditionnelles et populaires en illustrant que la musique vietnamienne réservées aux enfants. Ainsi dans les années
soixante-dix, la clarté musicale vietnamienne apparaît dans sa vivacité
tranquille face aux musiques importées d’Occident qui envahissent la musique
vietnamienne contemporaine. Dans la chanson Ông trăng xuống
chơi
(Monsieur la Lune descend pour jouer) il réorganise l’héritage de chants
populaires dans l’ordre de la beauté des images livrant le lien solide entre
les choses de la nature où vivent heureusement les enfants, et ce lien qui fait
lieu offrira le meilleur accueil à la lune. Dans d’autres chansons de la même
série, le musicien insiste sur la nécessité de liquider le marchandage, la
surenchère, voire la négociation dans l’éducation des enfants en renforçant la
fraternité et l’entraide dans ce temps du désordre de la morale. Sans oublier
d’identifier la musique au rire heureux des enfants, avec comme symbole des
moineaux en paix sur les branches de l’amour. Telle est la conclusion qu’il
donne à la dernière chanson de la série :
Một con chim nhỏ trên cành yêu thương
(Un petit moineau sur la branche de l’amour).
Mais 1975 s’approche, l’heure du changement de
régime avec la victoire des communistes sur le Sud nationaliste, c’est aussi un
changement dans sa vie qui le conduit en exil aux Etats-Unis. Son exil est
l’acte concret de la recherche de la liberté, mais à quel prix ? Le
musicien reconnaît que le prix en est élevé, de musicien du peuple il devient
un simple immigré. Dans Tị nạn Ca (chants du réfugié), il
raconte le choc et la paralysie de l’exil, en poussant sa réflexion loin dans
la logique de la perte : quand on perd son pays, on perd son peuple ;
quand on perd ses admirateurs on risque de perdre sa musique. Le prix de cette
liberté d’exil il commence à le payer dans le camp de réfugiés d’Eglin en
Floride où il répond dans un entretien en anglais : « Je chante
toujours sur mon pays, maintenant où est mon pays ? ». La perte
du pays devient une errance presque agonisante, dans sa chanson Nguyên
vẹn hình hài (corps parfaitement intact) il raconte déjà sa
mort :
… Nơi tha ma mở nắp mồ
lên
Sẽ
thấy một người nằm thanh thản
Trông
như chân dung của Việt Nam.
(…Dans
le cimetière on peut ouvrir le cercueil,
Voir
un homme allongé décontracté,
Ce corps ressemble à la forme du pays
Vietnam…).
Dans la même chanson un message
étrange apparaît :
(…Cho tôi khôn
trước ngày
đầu
thai…)
(…
Donnez-moi la chance d’être intelligent avant ma réincarnation…).
Le désir de liberté et l’errance
qui s’en suit met l’individu dans une tension qu’il appelle la détente dans sa
création. Dans la réflexion du créateur, la tension peut être une force après
la prise de conscience des pertes. Ainsi Phạm Duy prend cette tension
comme une source de renaissance, loin
d’être une frustration, il prend l’exil comme une expérience nouvelle de création. Et si la puissance de création est
au rendez-vous, la survie sera à l’horizon, visible, réelle. Ici et maintenant
perdant, demain la réincarnation le comblera d’autres visions du dehors, pour
regarder autrement son pays et son karma. Mais, peut-on jouir d’un lendemain
sombre, loin du pays ? Oui ! Grâce au désir de la liberté qui sait
fabriquer la musique. Enfin, le créateur rebondit aussitôt dans Hát trên đường vượt biên (Chanter sur
la route (de liberté) en dépassant la mer) en 1978 devant l’exil massif de Boat-peuple
des Vietnamiens. Ses compatriotes vivent depuis toujours à côté de la mer mais
ils ne la voient pas et sans aucune expérience maritime, ils se noient au large
transformant le Pacifique en grand cimetière de fugitifs. Pourtant, le message
de Phạm Duy va dans la direction d’une ouverture à la vie, ici la liberté
est joie :
…Đi tìm lẽ sống
trong trời đất…
Một
đoàn người đi tìm tự do…
Đến chia vui với người
(…Partir pour chercher la raison de
vivre entre ciel et terre…
J’invite le groupe des hommes qui
cherche la liberté…
Venez partager la joie de
l’homme…).
Tout
au long de la vie musicale de Phạm Duy, la formule la joie de l’homme reste
toujours plus « intéressante » parce qu’elle a plus d’impact que
celle de droits de l’homme. Dans la joie on voit le fond d’immanence de
l’amour, dans les droits, si on est
faible, on se perd entre la raison juridique et la pitié humaine sans avoir de
prise réelle sur son propre exil. Toute sa vie, il n’hésite pas à mettre en
musique que cet amour-est-joie, avec toujours plus de lumière, disponible et
accueillante pour la liberté. Cette lumière doit être reconnue comme la vérité,
en tant que telle, première et papable. Dans la même série Tị
nạn ca (chants du réfugié), la chanson Hát trên
đường tạm dung (Chant sur la route d’exil (toujours)
provisoire)
il cherche désespérément à créer un dialogue avec la statue de la liberté, sans
succès, il garde pourtant la même joie dans le monologue :
…Nắng
lên tiếng nói : tự do bác ái! Cho đẹp lòng tôi,
thế giới cũng vui …
(Si
tu as la parole : liberté fraternité ! mon âme sera embellie, le
monde sera joyeux…).
Phạm
Duy, sait maintenant qu’il est seul,
qu’il partage sa liberté avec personne, sa création va dans le monologue
souvent en pure perte, ce que les Vietnamienne expriment par une autre
expression mất trắng (perte blanche) ; il a
profondément en lui cette vision des réfugiés qui se perdent en mer après 1975.
Il sait que la liberté est à ce prix, mais il sait aussi que sans la liberté,
la vie serait une erreur. L’expression erreur et perte, vibre avec son
fort impact sur sa génération du double exil, en 1954 avec l’exode du nord vers
le sud suite à l’arrivée au pouvoir du régime révolutionnaire et totalitaire,
puis en 1975 avec l’exode des réfugiés vers les pays occidentaux après la
victoire du même régime sur le sud. En exil, il prend le temps de méditer la
prophétie de son ami-poète Vũ Hoàng Chương:
Lũ
chúng ta lạc loài năm bảy đứa
Bị quê
hương ruồng bỏ, giống nòi khinh…
(Nous la troupe humaine errant en quelques
uns
Abandonnés par le pays, méprisés par le peuple…
Et, la perte va avec le néant :
…Chúng
ta mất hết chỉ còn nhau
(… Nous perdons tout, nous ne possédons que nous-même…).
En
somme, cette génération ne crie pas comme Gide : « famille, je
vous hais ! Foyers clos, portes refermées; possessions jalouses du
bonheur »[8], car son
problème semble plus grave dans un contexte d’enchaînement de guerres animées
par les idéologies étrangères. Phạm Duy et ses amis vivent réellement
dans un défaut de réincarnation, thème central du Bouddhisme et indéracinable
dans la croyance collective des Vietnamiens qui auto-interprètent leur malheur.
Le rejet de la famille est inutile, être banni du pays, est forcement une malchance de la renaissance.
En mettant en musique ce texte de Vũ Hoàng Chương, il raconte
son impasse en
donnant de sa vie une image la plus éphémère qui soit :
… Tôi xa quê hương
như con sâu kẹt lối,
Non nước tuyệt vời
đã đổi màu da …
(…Je
suis éloigné du pays comme un ver dans un cul-sac,
Monts et eaux du pays ont déjà changé de
couleur de peau…)
Freud préconise que tout amour est
amour de transfert, reçu avant d’être donné, que la grâce d’être aimé précède la
grâce d’aimer et la prépare; et le fruit de cette préparation est la famille.
Les Vietnamiens imprégnées de culture confucéenne croient que le peuple est une
grande famille et le pays une grande maison. Justement, de son exil, Phạm
Duy veut quitter volontairement cette
vision familiale pour mieux creuser selon son expression Những nét
buồn của trùng dương, của vũ trụ
(les traits tristes de l’océan et du cosmos),[9]dégageant ainsi une autre
définition de la liberté vue de l’exil, toujours à partir de la tragédie de ses
compatriotes réfugiés, dans lắp bể vá trời ( enterrer la
mer, coudre le ciel) :
…Bằng niềm tin
lắp biển sầu thương…
Sống
được trong đời,
Hy vọng còn nuôi, nuôi mãi
tin yêu…
(…Avec
la foi d’enterrer
la mer tragique…
Pouvoir
vivre, pouvoir nourrir l’espoir…
Nourrir
indéfiniment la croyance d’aimer…).
L’amour
qui a tout ce qu’il désire, puisqu’il ne désire que ce qui est, dont il jouit
ou qui le réjouie. Jouir d’une existence, jouir une présence. Etre heureux,
pour Platon, c’est en effet avoir ce qu’on désire[10].
Or, Phạm Duy n’espère que ce qu’il n’a pas : l’espérance est avouée,
entre manque et irréel. L’affaire de l’exil devient ainsi plus étouffante, car
elle va dans le sens contraire de l’espérance : elle est le cauchemard des
nuits qui réduit la vie errante vers le néant. Dans sa chanson Giấc mơ
khủng
khiếp (rêve terrifiant), il voit depuis l’Amérique la transformation cauchemardesque
de son peuple en esclave dans son pays vide, sans vie, et on sent la panique
dans sa musique :
…Xin
cho tôi đừng ngủ nữa,
Xin
thôi không nằm mộng du…
(Je
supplie que le sommeil ne revienne plus,
Je ne veut plus m’allonger avec les
cauchemards).
L’amour est désir, le désir est
l’essence même de l’homme libre ; or une liberté est souvent définie par
l’absence de liberté et leur lien s’établit à partir des épreuves de la vie
dans leur regard mutuel. Cette période d’exil aide à Phạm Duy à mieux
examiner la sphère tragique de ses compatriotes qui restent au pays dans une paix
insupportable, sous un régime totalitaire, les camps de rééducation se
multiplient, femmes seules sans leurs maris sont nombreuses. Dans Trả
lại chồng tôi (Rendez-moi mon mari) en 1983, Phạm Duy
réactulise la question sur l’intolérance entre dong bao (êtres du même
fœtus), appellation vietnamienne qui remplace le terme compatriotes.
Cette fois-ci vu de son exil, il s’agit d’une incompréhension
perpétuelle :
…Cùng là anh em, hai miền
ruột thịt,
Sao nỡ bắt đem
đi đày xa?
(..Nous sommes tous frères, deux régions
d’intestin-chair,
Pourquoi emprisonner puis
bannir ?...)
La relation intestin-chair
reste le fond explicatif de toutes les relations familiales à la vietnamienne,
car elle est le fondement de la croyance collective des êtres ayant les mêmes
propriétés biologiques et partageant le même lien du sang, du culte des
ancêtres au fœtus de la même mère. L’intérêt anthropologique d’une telle
image est double : les compatriotes sont de la même fratrie dans laquelle
la solidarité forme leurs réflexes, l’entraide forge leurs automatismes ;
leur haine mutuelle devient incompréhensible, leur tuerie sera impardonnable.
Les chansons suivantes pendant cette même période d’exode massif des réfugiés
vers l’Occident, Phạm Duy valorise encore une fois l’image des femmes
vietnamiennes qui vivent leurs pertes dans un pays apparamment en paix, alors
qu’en réalité les unes perdent leurs époux dans les camps, les autres perdent
leurs époux en mer… la mer des horreurs avec les pirates qui attaquent les
fugitifs et violent les femmes. Libre en Amérique, Phạm Duy nourrit sa
réflexion sans relâche sur le manque de liberté au pays; il met ainsi en
musique les poèmes de Nguyen Chi Thien dans la série de chansons Ngục
ca (Chants de prison) et ceux du poète Hoàng Cầm dans une autre série
Hoàng Cầm ca (Chant de Hoang Cam). Il devient alors le médiateur
entre ces poètes dissidents durement réprimés par le régime en place au pays et
ses compatriotes à l’étranger coupés de toute information sur la nature du même
régime. Plaque tournante des informations sur le pays et surtout centre majeur
de la musique nationale en exil hors du contrôle idéologique, Phạm Duy
assume tant bien que mal ce statut. A côté des chansons qui reflète l’âme
vietnamienne exilée, ses compatriotes s’étonnent parfois de son anticommuniste
primaire, accompagné une certaine pratique commerciale dans la diffusion de sa
musique entre l’Amérique et l’Europe. La survie entre guerre et exil lui
apprend à gérer de bout en bout sa musique, de la création à la diffusion au
public. Comment peut-il être considéré comme fautif ou coupable dans ce
contexte d’isolement en exil où les médias occidentaux ne réservent aucune
place à la musique vietnamienne ? Soit. Mais, l’amour chez lui est
abdication. On est faible parce qu’on est tout puissant. On est petit parce
qu’on sait s’envoler. En exil en Occident, il assiste à la chute du mur de
Berlin qui entraîne la disparition progressive du bloc communiste d’Europe de
l’Est. Il réaffirme alors sa définition de la liberté en évoquant la légèreté
de s’envoler de tous les Vietnamiens exilés en Occident dans la série de
chansons Bầy chim bỏ xứ (la troupe d’oiseaux exilés)
qui rêvent tous du retour au pays. Créée entre 1975 et 1985, cette série de
chansons déploie des images des oiseaux qui s’envolent pour mieux raconter
l’histoire, la culture et la tragédie d’exil de ses compatriotes. La mélodie
des chants populaires font corps avec les sons des instruments modernes, créant
une parfaite fusion dans la narration, permettant au musicien de (ré)écrire
l’histoire de son pays à partir du désir de la liberté, parfaitement libre et
légère comme l’envol des oiseaux, le tout dans la certitude que :
Tự
do là tiếng loài chim.
(Liberté
est le langage des oiseaux).
Cette
petite liberté de savoir s’envoler dépasse toute contrainte, car la vérité du
régime politique n’a qu’une place modeste dans l’envol universel des êtres
libres. L’amour de la liberté est spontané, mais il s’inscrit profondément dans
une certaine idée de l’humanité, en quoi les hommes sont liés avec leur
penchant naturel à aimer leurs semblables, c’est une autre définition de la
liberté de bienveillance. Ici, les profits anthropologiques trouvés dans cette
série composées de 16 mouvements musicaux offrent des explications éclairantes.
Ainsi, l’anthropologue peut observer -et entendre- de près les ressources
culturelles de Phạm Duy, surtout sa connaissance des cultures populaires.
Le premier mouvement intitulé Bầy chim buồn bã (La troupe
d’oiseaux tristes) raconte :
Bầy chim buồn bã,
Rủ nhau trốn quê
hương …
Để lê kiếp tha
phương …
(La
troupe d’oiseaux tristes,
Se
rassemble pour fuir le pays…
Pour
traîner son karma banni…)
Le
second mouvement Chim Quyên từ độ bỏ thôn
đoài (Depuis les oiseaux abandonnent leurs hameaux) décrit symboliquement les
idéologies étrangères qui font naître des régimes totalitaires à l’image de
vautours opportunistes, cause d’exil de ses compatriotes. L’étrangeté va avec
l’étonnement, la soudaineté va avec la panique de son peuple sur la route
des fugitifs :
…Thì
bỗng
đâu có loài ác điểu
Thừa cơ
làm chủ
lũ chim yêu…
(…
Soudainement apparaîssent les vautours du mal
Qui profite de l’occasion pour devenir maître
des oiseaux aimés…).
Le
troisième mouvement appelé Bầy chim bé nhỏ (La troupe
d’oiseaux minuscules) esquisse un monde où des dominants écrasent
brutalement les dominés :
… Loài ưng loài
ó, nào dung lũ chim non …
(…Les
aigles, les vautours sont intolérants envers les oiseaux faibles…).
Les faibles dominés portent
l’étiquette populaire de la minutie dans la culture vietnamienne : ít
hơi, ngắn tiếng (peu de souffle, courte de parole), tel est le sort
dramatique de ses compatriotes en exode. Encore une fois, le musicien se range
du côté des larmes et du sang de la victime, il partage le mauvais sort du rouge-gorge
et de sa petite taille dans le quatrième mouvement Con chim chào mào (rouge-gorge)
:
…Con chim chào mào
líu lưỡi ngọng câm…
(…Le rouge-gorge avec sa langue
pétrifiée, du bégaiement au silence…)
Le cinquième mouvement Chim bay
từ đồng lúa phương Nam (Les oiseaux
volent de la rizière du sud), il voit mieux le karma partagé entre oiseaux et
humains :
…Chim bay xa
thương cây nhớ cội, người xa
người
tội lắm ai ơi…
(…Les oiseaux quittent leurs arbres
pensent à la racine, l’humain qui quitte l’humain quelle tragédie…).
Cette parole tirée d’un chant
populaire, une fois consolidée par la musique de Phạm Duy ajoute au terme
tội d’autres portées sémantiques déjà lourdes et multiples. Car tội
désigne à la fois la manière dont une tragédie passagère se fixe peu à peu
comme une souffrance durable, la manière dont la faute du moment fait naître la
culpabilité du longtemps. Il y a quelque part un lien fort entre la liberté
d’exil et la culpabilité de rester hors du drame du pays dans chaque schéma
mental vietnamien. Dans le sixième mouvement, Một đôi
phượng
quý (un couple de phénix précieux), il voit que la beauté en couleur et en forme se
meurt dans l’éloignement du pays :
… Một đôi
phượng
quý,
Than ôi ! Xù lông
dưới mưa
đông,
Nhìn công thèm múa,
Rồi chim chết bên sông…
(…Un couple de phénix précieux,
Voient leurs plumes se faner sous
la pluie d’hiver,
Ils regardent les paons avec
l’envie de danser,
Sachant qu’ils vont mourir sur
cette rive du fleuve…)
Dans
le septième mouvement Trên cành vàng con hoàng quyên (Sur la branche dorée
une rossignol) c’est le défi du chant de la liberté face au froid de
l’exil :
…Con
vành khuyên không ngừng hát chiêm bao…
(…La
rossignol n’arrête pas de chanter ses rêves…)
Or,
le huitième mouvement Bầy chim biệt xứ (La troupe
d’oiseaux bannis) sonne le réveil des oiseaux qui s’endorment en exil,
grâce aux hirondelles qui envoient les signes du printemps :
… Còn u
uất trong hang.
Thì nghe bầy én Nhạn xanh tới
hân hoan …
(…La
troupe d’oiseaux bannis du pays tristes dans leur grotte
Entendent
soudainement l’arrivée joyeuse des hirondelles…)
Dans
cette identification du retour du printemps au retour au pays avec la vivacité
de l’envol des hirondelles, Phạm Duy cherche à placer un nouveau
sentiment de ses compatriotes : la fin de la peur des exilés. Le neuvième
mouvement Én bay thấp, én bay cao (Les hirondelles s’envolent bas, les
hirondelles s’envolent haut) signale la disparition des oppressions :
…
Én bay thấp nên không sợ diều hâu,
Én
bay cao nên không khi nào gặp nạn…
(…Les hirondelles s’envolent bas
sans craindre des vautours,
Les hirondelles s’envolent haut
sans craindre les incidents…)
La langue
vietnamienne associe souvent les incidents aux drames, et la fin des drames
signale l’union familiale où tous les oiseaux vont vivre ensemble, parce qu’ils
sont du même lignage. Dans le dixième mouvement Bầy chim một nhà (La troupe d’oiseaux de la
même maison), la fin de la peur offrira les savoirs pour se protéger :
…Hễ mà thấy quạ
nó liền đánh ngay.
(…S’ils
voient les corbeaux, ils les attaquent aussitôt.)
Les corbeaux, des profiteurs, n’osent pas
s’exiler pour être libre. Ce sont des parasites qui vivent du labeur des
autres, qui n’ont aucune conscience sur la liberté, et qui sont surtout ignorants de la belle diversité
des oiseaux dans la nature, de la magnifique pluralité des univers. Dans le
onzième mouvement Lên rừng ba mươi sáu thứ chim (Monter à la
montagne dense (pour voir) trente-six sortes d’oiseaux), la multiplicité des vies
dépasse toute censure politique dans le temps et l’espace :
…Chim tự thuở nào chim
đã
hót, tiếng chim vượt thời gian…
(…Depuis
toujours, les oiseaux chantent, leur voix dépasse le temps…)
Dans
le douzième mouvement Bầy chim một tổ (la troupe d’oiseaux
du même nid), Phạm Duy associe rêve de la liberté et rêve du retour,
la vie grégaire doit être le partage des épreuves sur la route de la recherche
de la liberté :
…Còn
nuôi giấc mơ là chim gõ mõ,
Còn
nuôi sóng gió là bầy hải âu…
(…Continuer
à nourrir le rêve, ce sont des martins pêcheurs,
Toujours en troupe dans la tempête ce sont
des mouettes…).
Le
réveil doit être la suite logique du chant des oiseaux, et dans le treizième
mouvement Bầy chim tỉnh giấc (La troupe d’oiseaux
réveillés), l’émergence de la voix de l’oiseau sacré réveille la longue
histoire vietnamienne endormie, or le sacré associé au mystère délivre un
message précieux : le changement du cours de la vie est pour bientôt, le
nouveau virage est devant soi, un destin neuf à prendre pour tous :
…
Từ
nơi huyền bí, nổi lên tiếng chim thiêng …
(…D’un
lieu mystérieux monte le chant d’un oiseau sacré…)
Le
quatorzième mouvement Bầy Chim Huyền Sử (La troupe
d’oiseaux mythiques) évoque le retour rêvé des Vietnamiens descendants,
selon leur mythe, qu’on retrouve gravé sur les tambours de bronze Dong Son du
début de la civilisation vietnamienne avec des dragons et des anges avec les
oiseaux :
…
Hỡi những cánh chim của tiên với rồng…
(…Les
ailes des oiseaux des anges et des dragons…)
Ce
message fusionne avec le quinzième mouvement Bầy chim hồi
xứ (la troupe d’oiseaux reviennent au pays) dont la joie fait fuir
les oiseaux du mal :
Bầy chim hồi xứ, trời mây
đón đưa chim,
Diều, kên, quạ, cú đuổi lui
sống trong
đêm…
(La
troupe d’oiseaux reviennent au pays avec l’accueil du ciel,
Vautours, corbeaux, hiboux fuirent vers la
nuit…).
La
fin est réservée au seizième mouvement dán lequel s’ẻpime la grande joie
du retour Chim quyên về đậu ở thôn đoài (Les
oiseaux retournent aux hameaux de l’est) s’inscrivant dans une nouvelle
identification où Phạm Duy réexamine son karma de musicien entre chant et
exil à travers l’envol naturel des oiseaux :
..Ta và chim
khâu vá đời sau…
Ta
còn nhiều phen hát tình yêu.
(…Moi
et oiseaux, nous recoudront le lendemain…
Nous
auront encore bien d’autres fois pour chanter l’amour).
Spinoza
connaît cette boucle de l’amour à la liberté : « l’amour est une joie
qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure »[11].
Phạm Duy est prêt à prendre part à cette devise de l’amour de la liberté avec
la certitude joyeuse que l’amour forgera l’existence de l’amour, source
d’ascension de la chance de sa liberté.
L’amour
de l’éros
Char
creuse le fond de l’amour pour mieux saisir le désir : « l’amour
réalisé du désir demeuré désir », c’est-à-dire que même proche, la
solitude est présente. Phạm Duy vit cet amour là dans ses expériences de
l’éros. Ainsi, si d’autres auteurs vénèrent l’amour sage, Phạm Duy
cultive l’amour sensuellement passionnel. Pour lui, l’amour est
pleinement le champ du désir. Il faut sans cesse un approfondissement dans
l’acte d’aimer, car dans davantage d’amour, on aura davantage de vérité. Il y a
donc ic une différence entre « être amoureux » et
« aimer » : être amoureux est à la portée de nombreux d’individus,
mais aimer, non, certainement pas, surtout si le musicien se distingue dans les
vibrations sensuelles par son langage particulier. Dans la chanson Ngày
đó chúng mình (Jadis quand on était ensemble) il reconnaît ouvertement le pouvoir
de l’éros :
…Ngày
đôi môi đã quyết trói đời người
(…Jour
où nos lèvres savent menotter nos vies…).
Dans
la langue vietnamienne, le champ de l’amour se divise en deux,
radicalement : tình yêu (l’amour sentimental), et tình dục
(l’amour sexuel), la culture ambiante puritaine valorise le premier en rendant tabou le second. Or,
Phạm Duy met en lumière le second pour mieux vénérer le premier. Sans le
sensuel palpable, le sentiment le plus précieux entre deux êtres se vide de son
contenu. Ce lien intime devient indécis, flottant, voué à la disparition,
car aimer appelle la passion, fait venir son ivresse, sa grandeur n’est
point dans le calme, ni dans la sérénité, même si la passion ne dure pas. La
raison et la fidélité ne peuvent rien pour la passion de l’amour ; parce
qu’elle est un acte. Acte de vouloir, de s’engager, de plonger, d’assumer. La
musique de Phạm Duy va de l’étreinte pour faire naître la volupté, la
sensualité doit être au rendez-vous comme témoin central, en amont et en
aval, du bonheur. Une fois amplifiée par le plaisir, la volupté se suffit
à elle-même. La sensualité envoie à cette volupté l’intensité de l’instant, les
prémisses discrèts de la fureur de vivee, souvent dans la sans-fin. Car la
sans-finalité justifie la spontanéité. La sensualité invite l’homme à condenser son présent. Plus le puritanisme
culturel impose sa place diurne comme idéologie ambiante dans le contrôle
social des libertés, plus la sensualité s’ouvre comme accueil dans sa logique
nocturne; la nuit devient alors sans aucun doute une catégorie atmosphérique,
discrète mais féconde, et la culture populaire vietnamienne sait fort bien
chanter cette référence aux jeux du désir. L’idée que cette liberté de l’amour
existe, c’est déjà la joie ; tel est selon Phạm Duy le langage des
amants : je t’aime, je suis joyeux que tu existe, preuve du bonheur. Phạm
Duy va sans réserve dans le sens de Stendhal : aimer, c’est avoir du plaisir à
voir, toucher, sentir par tous les sens, et d’aussi près que possible, la
personne aimée. Mais il nous pousse à aller plus loin dans le sens de la
jouissance : aimer c’est pouvoir jouir ou se réjouir, et se démarquer de
l’indifférence et l’ennuie. L’amant, comme Phạm Duy, sait combien ce peut
être sensuel, voluptueux que de faire l’amour dans la joie plutôt que dans le
manque. Ce plaisir nous aide à quitter la souffrance qui se cache parfois
derrière du manque. Désirer l’amour qu’on fait, donc, plutôt que celui dont on
rêve, qu’on ne fait pas, c’est l’acte concret de la liberté. Dans Cỏ Hồng
(herbe rose), en 1970, sur les collines de Đà Lạt, la sensualité au
goût de lait enveloppe l’univers en parfumant la nature :
… Níu em trên đồi, cỏ thơm
mùi sữa
(…Je
te tire vers les collines, l’herbe est parfumée du goût du lait…)
Aristote
croit qu’: « il y a qu’un seul principe moteur, la faculté
désirante » et que «l’intellect ne meut manifestement pas sans le
désir »[12], avec
le désir Phạm Duy trace son monde de l’amour, en s’ouvrant à une autre
question « encore faut-il aimer l’amour ? » Oui ! Nous
l’aimons en effet, puisque nous aimons au moins être aimés; l’amour
s’autojustifie parce que la morale ne peut rien pour qui ne l’aimerait
pas. Entre les guerres presque interminables qui détruissent la morale,
Phạm Duy a été le premier de sa génération à voir clair : sans amour
de l’amour, on est perdu, on marche vers l’enfer des idéologies, la damnation
certaine de la vie, la perdition de la présence, donc de la vie. Dans la même
chanson, il n’hésite pas à laisser le sens prend place de l’univers :
… ngã êm trên cỏ
hoang …
Trời trong em, đồi choáng váng …
Rồi rung lên cùng gió bốn mùa
(…Chuter
doucement sur l’herbe sauvage…
Le
ciel est en toi, les collines en plein vertige…
Puis
on se trempe dans les vents des quatre saisons…)
La
question de la liberté va souvent plus loin qu’un simple désir, qu’un simple
manque. Aristote affirme qu’aimer vaut mieux être aimé, car aimer est
certainement une activité de plaisir et un bien, alors que le fait d’être aimé
ne procède d’aucune activité chez l’être aimé[13].
Phạm Duy a une aptitude particulière pour raconter par des détours que
chaque fois qu’il entre dans le charnel, dans le sensuel, dans la profondeur de
l’amour, l’univers environnant le suit :
… Cỏ không tên
nằm thênh thang,
Rồi
vươn lên vì ta yêu nàng …
(…L’herbe
sans non se couche dans l’infini de l’espace
Se
lève soudainement parce que j’aime cette mademoiselle…)
Se
lève soudainement, l’érection de soi ou l’érection de l’univers ? Nietzche pense que « ce
qu’on fait par amour s’accomplit toujours par-delà, le bien et le
mal » [14]; le
bien et le mal signalent l’interdit, l’œuvre de Phạm Duy va à l’opposé de
toutes les interdictions. Il croit si fort à un monde sans commande, car
l’amour ne se commande pas, puisque c’est l’amour qui commande. Entre parole et
mélodie, celui qui écoute sa musique comprend qu’on en peut commande que
l’action, l’amour se démarque de la morale prescrite, l’amour cherche
l’accomplissement dans la liberté, agis comme tu aimais. Il s’inscrit dans
l’absence de commandement. Insaisissable, l’amour n’est pas recommandable,
c’est un idéal qui n’a pas besoin de force morale, et les symboles sont là pour
soutenir le déploiement du sensuel.
Le
lait : son goût et son parfum, selon Phạm Duy, définissent le monde
sensuel feutré, diffus, inscrivent la sensualité dans le jeu de la lumière
plutôt nocturne du désir où le plaisir doit être dissimulé, où le sens visuel
recule au second rang pour soutenir l’arrivée du sensuel favorisant ainsi le
rapprochement des parfums puis des corps, dont l’effet semble double : le
désordre des sens et l’apprentissage des appétits sensuels. La clarté du lait
apparait comme l’évidence de la sensualité dans la musique de Phạm Duy
pour mieux voir le chant de son flux, le regard nuptial se noie dans l’aube du
corps de l’autre, le sens de la beauté se répand avec la lucidité qui permet de
saisir ses parfums, la sensualité développe sa propre faim[15].
Ainsi, la sensualité préfère souvent la lecture du corps à son appropriation
immédiate. La joie de se retrouver toujours plus près de l’autre est la
lucidité instantanée, une lucidité qui gagne sur l’aveuglement sans conscience
de l’immédiateté du plaisir. Maître de la composition entre le parfum du corps
et l’atmosphère lactée diffuse dans la sensualité renouvelable chaque
nuit, le compositeur a poursuivi inlassablement cette sensualité
envahissante dans sa vie musicienne. Dans sa chanson Dạ lai
hương (parfum de nuit), en 1953, c’est l’atmosphère du désir qui nourrit
l’ambiance charnelle des corps au cœur du parfum de la nuit comme lieu
d’attente sensuelle :
Đêm
thơm như một dòng sữa
Lũ chúng em
êm đềm
rủ
nhau ra trước nhà
Hiu
hiu hươn tụ ngàn xa, bổng quay về dạt dào
Trên
hè ngoài trời khuya…
(La
nuit est parfumée comme un flux de lait
Nous
les demoiselles nous demandons de sortir devant la maison
Doucement le parfum lointain s’est
soudainement retourné
Devant
notre terrasse dehors en pleine nuit....)
Le
désir justifie la renaissance sensuelle du corps, il croit à sa réincarnation
nocturne dans le tiers de l’intrusion qui échappe à la norme en propulsant le
sensuel. Ce désir s’approche du vivant corporel encore inconnu, sa recherche
excentrique va au cœur du plaisir : une intrusion de la force pénétrante,
voire de la chasse discrète. De
l’«aller-vers» on s’avance peu à peu vers l’«aller-dans» :
…Đường
đêm sao yên vui, người đi quen lối …
Tình
trai nở bốn phương trời …
Những
ai làm ngây ngất hoa đời …
(…Les
chemins de la nuit joyeusement paisibles, les gens les connaissent si bien…
L’amour
des garçons éclot dans quatre directions …
Et
tous ceux ci parfument la fleur de la
vie…)
Le
désir a son propre rythme, la sensualité sa propre musique, le bonheur va du
discret au total, sans bruit et comptec seulement l’osmose de tous ceux qui
sont là :
Nhịp bàn chân
hương đêm ơi
Nhịp
bàn tay hương
yêu ơi
(Rythmons
les jambes au parfum nocturne
Rythmons
les mains, nos parfums amoureux)
Une
fois installée dans le temps et dans l’espace mi-clair et mi-obscur, la
sensualité livre son ivresse, l’infini sera sa hauteur, la joie sera son envol,
son sucre alimentera sa maturation :
…Đời ngon như men say, tình lên phơi phới
Đời vui như ong bay, ngọt
lên cây trái …
(…La
vie si appétissante comme un goût d’ivresse monte librement en hauteur)
La
vie si joyeuse comme l’envol des abeilles, le sucre se lève dans chaque
fruit…).
Les
rythmes sont là comme le plein festif qui accueille l’amour :
...Nhịp bàn tay
nhân gian ơi, nhịp bàn tay thương yêu ơi
Đêm
thơm không phải từ hoa, mà bởi vì ta thiết tha
tình nhau…
(…Rythmons les mains, les humains,
Rythmons les mains, les amours
La
nuit ne se parfume pas que de fleurs, mais de nous qui nous aimons sans nous
quitter…).
La
sensualité, l’amont possible de l’intelligence du sentiment, il faut la nourrir
avec soin du parfum à renouveller :
…Đêm
thơm thêm một lần nữa,
Rồi
hẹn
nhau thương nhớ.
(…La
nuit se parfume encore une fois,
Puis
on se donne rendez-vous à nouveau au souvenir de l’amour.)
Plus
tard entre guerres et exil interminable vers le sud du pays, Phạm Duy a
vécu d’autres amours plus directs sans pouvoir retrouver la même sensualité du
flux lactée nocturne d’autrefois. La sensualité réveille aussi l’énergie
sexuelle qui semble toujours énigmatique pour les êtres. Sans possibilité de
synchronisation vers une jouissance partagée, la sensualité s’intoxique dans
son mouvement, elle est menacée en amont par le corps affamé où l’excitation du
dedans évapore le contrôle du dehors, et en aval par l’insatisfaction
irréparable qui maudit la fusion corporelle, menant aussitôt à la séparation.
Phạm Duy se dévoile dans sa série de dix chansons Thiền ca
(chant de la méditation) à la fin du XXème siècle, vieillessant il fait un
bilan de sa sensualité, reconnaissant qu’il est toujours capable (et coupable)
de nourrir la sensualité d’autrefois :
Hai
mươi tuổi đời yêu như hổ đói
Bảy
mươi tuổi đời yêu cũng vậy thôi
(…A
vingt ans, j’ai aimé comme un tigre affamé
A
soixante-dix ans, j’aime toujours de même la façon…).
Phạm
Duy craint probablement la fin du feu de l’amour, la fin de la passion de
l’amour fou, il aurait peur de la réalité que Montagne appelle joliment
« l’amitié maritale »[16].
Son art d’amour dans sa musique laisse entendre que mieux vaut un peu d’amour
vrai que beaucoup d’amour rêvé. Ses chansons dans cette série Thiền ca
(chants de méditation) n’ont rien de méditatives dans le sens suggéré par
le bouddhisme qui condamne le sens, en recommandant le renoncement de la
sensualité. Or, il n’a jamais renoncé. Car on s’engage à suivre la sensualité,
sans connaître le prix à payer dans l’après du plaisir : le dégoût de tout
après la jouissance. Amertume de son propre corps où la détumescence phallique
se livre dans la détumescence de l’univers du vivre ; le désir
devient défaitisme. Dans son héritage, l’anthropologie ne s’est jamais
réellement intéressée à la sensualité comme une des expériences humaines
majeures, ni en terme d’enquête avec ses visions de terrain, ni en terme
réflexif avec ses mobilisations conceptuelles. Si un jour elle décidait d’y
entrer, elle devra faire un détour presque obligé : un détour par la
littérature, débordante non seulement de données mais surtout de formules
humaines chères à la fécondité théorique. L’exemple sensuel de l’amant
Phạm Duy est significatif. Nous savons bien que les âmes pourraient se
fondre, si elles existaient, mais son corps et celui de son aimé se touchent,
s’aiment, jouissent et demeurent encore pour d’autres rendez-vous, dans Cho
Nhau (On se donne) :
…Cho
nhau nào có gì đâu…
(…On se donne même on n’a rien à donner…)
De
la source des plaisirs, il sait que surgira l’amertume des heures prochaines
quand il sera rendu à lui-même, à sa solitude et sa routine avec son grand
vide. S’il veut s’échapper à la tristesse, il lui faut immédiatement renouveler
l’émerveillement du plaisir : l’amour, voire inventer de nouvelles
rencontres. Phạm Duy s’éloigne de ses contemporains sur le comment vivre
l’amour. Il s’exprime sa vérité de l’amour, mieux vaut le faire que le rêver,
dans Nghìn thu (Mille automnes) :
…Tình âm dương chan chứa, xoay trong vòng tử
sinh…
(…L’amour
entre ying et yan plein dans le cercle entre vie et mort…)
Phạm
Duy parle naturellement des conséquences de l’amour : on n’aime pas ce
qu’on veut, mais ce qu’on désire, mais ce qu’on aime, et on qu’on ne choisit
pas ; il est si loin le monde des devoirs, les désirs et des amours qu’on
ne peut choisir, dans Giết người trong mộng
(Tuer l’aimé dans le rêve) :
…Sao người trong mộng vẫn hiện
về…
(…Pourquoi
l’aimé dans le rêve apparaît sans cesse dans le réel…)
Kant
confirme que « l’amour est une affaire de sentiment et non de
volonté » ainsi je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins
parce que je le dois, car « le devoir d’aimer est un non sens ».
L’amour va dans le sens contraire du devoir : « une contrainte en
vue d’une fin qui n’est pas voulue de bon gré »[17].
La vie du compositeur va dans ce sens, le sens de non-contrainte, sa vie traduit
ce qu’on fait par amour, on ne le fait pas par contrainte, ni donc par devoir.
Entre patriotisme et sacrifices, il a cru au début de sa jeunesse avec la
résistance de années quarante à ce mot devoir, depuis ce mot revient
difficilement, parce que Phạm Duy a fait entre temps une autre découverte
de l’amour : le pouvoir du charnel qui nourrit chaque instant le sensuel
est souvent persuasif dans la séparation entre les âmes invisibles et les corps
qui se cherchent se touchent et
s’aiment en remplissant sa complétude dans la jouissance :
Tình âm dương chan chứa, xoay trong vòng tử
sinh
(L’amour
entre ying et yan se toune, s’enroule dans le cercle de la vie et de la mort)
On
entre mais on ne sort pas de l’amour, puisqu’on ne sort pas du désir, du désir
de prendre. Mais l’amour se transforme et nous transforme, une transformation
dans le partage qui justifie la possession durable. Le fait de prendre venant
du désir est substitué par le fait de « vivre avec l’autre », tout
amour est amour de quelqu’un, qu’il désire et qui lui manque, avec la solitude
qui est notre lot, et c’est le corps qui encaisse ce lot, dans Phượng yêu (Phuong aimé) :
…
Như
con giun ngước lên trời …
Yêu
người
sống chết được ngày mai…
(…Comme un ver qui cherche la hauteur du
ciel…
Aimer
en acceptant vie ou mort au lendemain…).
L’impossibilité
de dépasser le désir restera comme un portail central pour entrer dans l’œuvre
de Phạm Duy, et il faut partir et repartir de là : l’amour est désir
et le désir est manque, perpétuel et renouvelable. Planton analyse ce manque
qui s’oppose à la possession : « aime ce dont il manque, et qu’il ne
possède pas ». Un manque conscient et vécu comme tel, si l’amour aime la
bonté et la beauté, et les hommes le recherchent durant leurs vies. Si l’amour
est manque, la complétude lui est
interdite, l’amant comme Phạm Duy le sait bien, il sait aussi qu’un
manque satisfait disparaît en tant que manque, la passion qu’il nourrit ne
survit pas au bonheur, c’est le manque qui anime la quête. Or, de sa typologie
des quêtes d’amour nait une souffrance
féconde, il s’en sert pour aiguiller sa passion. Envers ceux qui le
questionnent sur la définition même de l’amour, il reste loyal, avec sa formule
raccourcie que certains trouvent « un peu crue » dans cette
parole : la beauté des femmes et la beauté de la poésie[18].
En parlant de la beauté, il ne peut s’interdire d’explorer l’éros et ses
implications érotiques. Il reconnaît que l’éros n’est rien à voir avec la vertu
de la fidélité, c’est un transfert d’égoïsme, et dans sa forme passionnelle la
relation devient possession. Qui aime veut posséder, qui aime veut garder
l’autre pour soi, seul. La logique de Phạm Duy va avec sa contradiction
dans l’éros qui le déchire, mais il sait qu’on ne meurt pas d’amour, on
s’endort bien avant, avant que le désir ne devienne routinier. Le musicien
s’éloigne sans cesse de cet endormissement. Le plaisir n’est-il pas la fin, le
but qui trouve le terme du désir. Ainsi, le bonheur peut être aussi la fin de
la passion, Phạm Duy parle en vivant un amour ni actuel, ni présent, cet
amour ne peut être durable. Il raconte toute sa vie que son « être est ce
qui manque ». Et dans l’histoire de l’art et de la littérature du Vietnam,
il est le seul qui ose, de la sensualité, basculer ouvertement vers l’érotisme,
fortement déconseillé dans la culture de la pudeur bouddhiste et le
confucianiste. Ainsi, en pleine guerre américaine entre 1968 et 1972, il a crée
une série de dix chansons intitulée tục ca (chants de l’éros). Cependant,
dans la langue vietnamienne le terme tục (grossièreté)
s’oppose à thanh (la finesse),
la portée culturelle guidée par la norme morale est une évidence dans une
langue qui range d’emblée la sensualité, l’érotisme, l’ensemble des sens de
l’éros dans le monde de la vulgarité du tục (grossièreté),
monde dont il faut s’éloigner si on vient de la délicatesse du thanh (la
finesse). Phạm Duy ne craint pas cela, il entre dans ce monde
érotique avec le langage cru du peuple, avec les expressions nues
de la langue vietnamienne. Dans la chanson n°1 Hát đối (chant de
correspondances) il compare l’acte amoureux entre garçons et filles avec
celui des chiens et des chats en s’appropriant les chants populaires. Dans la
chanson n°2 Tinh hoi (chant des odeurs), il raconte les odeurs des
amoureux dans l’acte du corps à corps. Dans la chanson n°3 Gái lội qua
khe (la jeune fille nage en traversant la grotte) il met en musique le
poème de Bùi Giáng, un des maîtres de la poésie sensuel du pays. Dans la
chanson n°4 Úm ba la ! Ba ta cùng khỏi (nous trois seront guéris
ensemble) il dispose le désir sexuel féminin entre les objets de la vie
courants, le tout sur fond de superstition populaire. Dans la chanson n°5 Khỉ
đột (Gorille) il dévoile le désir du sens en évoquant l’acte
sexuel entre humains et animaux. Dans la chanson n°6 mạo hóa
(transformation fautive) il décrit les horreurs de la chirurgie esthétique
dans le faux jeu de séduction. Dans la chanson n°7 Nhìn l… (Regarder le sexe
féminin) il esquisse les jeux de voyeurs masculins dans les lieux intimes
des femmes. Dans la chanson n°8, Em đ… (Tu fais l’amour) il montre
la variation sexuelle des hommes de statuts sociaux différents face au sexe
d’une prostituée. Dans la chanson n°9 Chửi đổng (injures en
l’air) il clarifie les diverses relations entre la vulgarité des injures et
la grossièreté de comportements sexuels humains. Dans la chanson n°10 Cầm
cu (tenir le sexe) le désir sensuel
désorganise les actes sexuels chez les hommes en les rendant ridicules
dans les contextes les plus intimes face aux femmes.
Phạm
Duy n’a pas de succès avec ces chansons au pays, il suscite plutôt l’étonnement
chez ses compatriotes qui le jugent en tant qu’artiste mais un artiste qui se
laisse facilement noyer dans l’érotisme, sans pouvoir sortir vers la lumière de
la finesse de l’amour. Encore une fois, l’opposition entre tục (grossièreté)
et thanh (la finesse), montre au compositeur qu’elle a la peau dure.
Parce que l’amour a toujours son mythe, surtout l’amour tel qu’on le rêve, tel
qu’on y croit, entre fable et religiosité, cet amour se veut total et
exclusif dans sa beauté délicate. C’est face à la beauté de la vie que
Phạm Duy nourrit son vrai succès musical auprès de ses compatriotes.
L’amour de la vie
Acte
de l’amour et la précipitation vont de pair quand la vieillesse s’approche.
Phạm Duy est souvent pressé, il craint parfois trop tôt pour sa fin. Dans
la série Rong ca (chants de ballade) dans les années quatre-vingt,
partant de l’idée du vagabondage sur les divers chemins en Californie il
s’efforce d’entrer dans la décontraction et s’éloigne de la convulsion de
l’exil. Calmement, il tente de se questionner sur la mort, et pourtant la
« panique » est au rendez-vous, avec l’agonie à l’horizon, il la
supplie de freiner son allure :
Nắng còn nắng lê thê
thì đêm
ơi chớ
vội gì
(Le soleil se traîne encore dans
l’infinie, pourquoi la nuit devient si pressante).
D’où
vient ce sentiment ? Plus que le sentiment, d’où vient cette obsession de
la mort qui revient sans cesse dans sa musique et sa parole ? Une des
pistes possibles pour la saisir est d’aller chercher ses chansons comment
Phạm Duy définit la vie. D’abord
en remontant en amont dans sa jeunesse pour mieux le suivre en aval, on peut
observer comment l’ordre des amours
organise sa vie de création, puis de là examiner la typologie de ses
expériences, de ses conceptions, de ses visions, dont la variation éclaire
l’application qu’il des trois devises chères de l’éducation confucéenne :
tu thân (s’auto-former), phòng thân (s’auto-protéger) et lập thân
(s’auto-promouvoir). Cet enchaînement éducatif ne peut s’expliquer par des
calculs fondés sur l’égoïsme, il est avant tout un agencement des actes
personnels dans les pratiques sociales qui force l’artiste à s’investir
pleinement dans sa double vie, sociale et créatrice. Plus précisément, sa
réponse va dans le sens de comment valoriser la vie en la conservant, comment
consolider l’existence en la respectant. Dès lors, le musicien croit que
l’amour de la vie assumera sa fusion parfaite avec l’amour de la liberté où les
valeurs individualisantes s’affirment. Et la vie du musicien au cœur des
épreuves de l’histoire du Vietnam au XXème siècle affirme inlassablement que
cet amour n’est jamais faible, elle a sa propre envergure face à la recherche
de la vérité, sa propre carrure dans sa volonté de possession de la liberté,
étendant son regard pour mieux appréhender un jour la mort. Commençons par le
début, les premières traces de l’amour de la vie se trouvent dans son amour de
la nature avec la présence permanente de l’homme, donnant une identification de
leur union puis leur vivacité à travers l’image du printemps. Dans la chanson Hoa
xuân (Fleurs du printemps) de 1953, la légèreté discrète du printemps qui
annonce le changement total de l’univers embrasse tout avec douceur, il livre
ici sa première définition de l’amour de la vie :
Xuân về trên bãi cỏ
non,
Gió xuân
đưa lá vàng xuôi nguồn…
(Le printemps revient sur les
champs de jeunes herbes,
Le vent printanier emporte les
feuilles jaunes qui s’écoulent de source…)
En écoutant attentivement cette
musique, sensibles à ces images, ses compatriotes voient bien que l’amour de la
vie n’impose pas ses sentiments sur l’univers, mais il reste diffus dans l’air,
entre sensations et sensibilités, il vibre discrètement, sa force se sème dans
l’invisible. Dans Xuân thì (Le jeune printemps) de la même année, le
printemps n’est pas forcement dans la logique chronologique du temps qui force
l’humain à l’attente passive, mais il est là, et si ces humains ne sont plus
menacés par la guerre, ils retrouvont sa beauté trouve dans la beauté
féminine :
Tình xuân chớm nở đêm
qua
Khi mùa chinh chiến đã
lùi xa ngoài đời…
(L’amour du printemps éclore dès la dernière nuit
Quand la saison de la guerre a été
repoussée hors la vie…).
Et cet amour de la beauté de la
nature et de l’homme dans la musique de Phạm Duy est porteur de
l’envergure de l’homme-univers, est apte à embrasser l’humanité et à
« fermenter » l’amour pour l’amour :
…Người ôm
nhân loại trong mình
Cười trong nước
mắt cho xuân tình dậy men…
(…L’homme embrasse l’humanité dans
son corps
Rire pour faire
ressortir larmes, fermementent l’amour du printemps…)
« Fermenter » pour « enfanter »,
la vie c’est du dehors qui sait « féconder » le dedans ;
dans la chanson Xuân nồng (le printemps parfume), le dehors est le
soleil de la vie, toujours là pour propulser le désir de la liberté :
Ngoài trời tự do…
Đưa tôi
ra gặp
ngay ánh sáng…
(Dehors, la liberté…
Sortez-moi à la rencontre de la
lumière…)
Le langage de la création ne se laisse pas retenir
derrière une fenêtre fermée, dans une salle sombre de l’idéologie et de ses
violences, quand ce qui vaut est dehors, au plus près de l’en-soi des
choses ; Y.Bonnefoy voit bien cela dans l’œuvre de P.A.Jourdan à l’entrée
dans le jardin et il retient la formule « L’esprit sait vaincre la
grisaille »[19]. Trois
ans plus tard en 1956, dans la chanson Chiều về trên sông (Le
crépuscule sur le fleuve), Phạm Duy donne une autre définition
de l’amour de la vie, en restant fidèle à cette devise pour que sa vie ne cesse
à jamais de tisser sa force entre le rêve et la poésie :
… Bởi vì đời còn
nhiều
khi là mơ !
Bởi vì đời còn
nhiều
khi thành thơ! …
(…Parce que la vie continue à être
l’occasion de rêve
Parce que la vie
continue à devenir l’occasion de la poésie…)
Parfois,
sur un air souvent triste caractérisant la musique contemporaine du Vietnam où
la nostalgie va frôler de temps à autre le regret et le désespoir, sa chanson Tìm
nhau (On se cherche) dévoile sa variation de l’amour de la vie dans sa
quête :
…Tìm nhau trong muôn thuở,
tìm sau lưng
bốn
mùa…
(…Chercher
dans le fond de l’infinie, chercher aux dos de quatre saisons…)
L’amour n’échappe pas au manque
absolu, à la misère grandissante, au malheur absolu des guerres et des tueries
que Phạm Duy va au fond de son époque :
…Tìm nhau trong kinh đô
xây trên xương máu…
(…On
se cherche dans la capitale construite d’os et de sang…)
La
raison n’y est pour rien, ce qui suffit à prouver que l’amour la surplombe, on
se cherche parce qu’on est mortel, et quand il parle de l’immortalité dans ses
chansons, c’est parce que la vie est fragile, c’est pour réinvestir la quête de
l’amour en défiant la perpétuité :
…Tìm
nhau như
thiên cổ
tìm ngàn thu…
(…On
se cherche comme le passé profond cherche l’éternel)
Telle
est la cause ou le principe de l’amour de la vie, où les mortels tendent de
participer pour mieux le conserver, avec la lucidité consciente de la perte :
…Tìm nhau như thiếu phụ tìm
mộ bia…
(…On
se cherche comme la veuve cherche sa pierre tombale…)
Si
on veut échapper à cette perte, il faut créer ses propres conditions d’enfanter,
soit dans le corps à corps, soit dans la création car l’art est là pour
redonner vie à l’esprit. Il y a, quelque part, une dialectique ascendante de la
création où l’amour raconte son parcours qui ne s’enferme pas et qui ne se perd
pas : aimer d’abord un seul corps pour sa beauté, puis tous les beaux corps,
puisque la beauté leur est commune. Une découverte arrive alors avec une
certitude : la beauté des âmes -si elles existent- est supérieure à celle
des corps, car si l’humain n’est pas, selon Phạm Duy, une personne mais
une espèce portée par toute une humanité, l’amour pour la beauté des âmes nous
sauve :
… Tìm nhau khi nhân loại
được trùng tu …
(…On
se cherche au moment où l’humanité est reconstruite…)
Si
l’amour nous sauve, il nous mène de plus en plus vers ce qui manque
absolument : le Bien, donc le Beau, plus que le reflet, il est sa lumière.
La quête spirituelle nous conduit, selon Phạm Duy, aux rencontres réelles
avec d’autres personnes, le souffle de chacun raconte ces rencontres :
…Gặp nhau
trong hơi thở của cuộc đời
(…On
se rencontre dans le souffle de la vie…)
La
chance de la rencontre : duyên, concept central de la culture
vietnamienne peut éclairer le passage intelligent de la vie du tình yêu
(l’amour entre deux êtres) au tình thương (l’amour sut toute
l’humanité),
car cette chance de la rencontre anime la sémantique de la compassion :
… Gặp nhau trong Nhân Tình
đầy Bác Ái …
(…On
se rencontre dans le sentiment humain de la compassion pleine…)
La
compassion sauve, la compassion soutient, discrètement ou ouvertement, par
l’amour de la vie :
… Gặp nhau trong
vinh dự của đời người …
(…On
se rencontre dans l’honneur de la vie)
La vie a son honneur, se plaindre de la vie c’est tomber
dans l’ignorance, l’amour fait de sa fidélité, plus précisément c’est la
fidélité d’immanence qui règle la fidélité ambiante, Phạm Duy ressaisit
ainsi la totalité de la vie. Dans Đừng xa nhau (ne nous éloignons
pas), l’amour de la vie va dans le sens du dépassement des conditions
humaines éphémères :
…Đừng oán trách
phận bèo.
Vì sông xa
vẫn trung thành theo...
(…Ne nous plaignons pas de notre
sort de lentilles d’eau
parce que les fleuves lointains
nous suivent toujours…)
La vie restera comme seul lieu possible pour construire et
reconstruire l’amour, car elle sait enchaîner l’amour par l’amour. Dans Mưa
rơi
(La pluie)
en 1960, l’amour va dans la suite sans fin pour l’amour, même s’il doit se
glisser entre la tuerie et la misère :
… Không bao giờ mưa
ngơi
Không bao giờ ta nguôi yêu người ơi!
(…Jamais la pluie ne cesse…
Jamais je ne cesse à aimer.)
La séparation ne condamne pas l’amour, et la
réincarnation ne peut l’enlever, même si dans cette période de guerre les
séparations nourrissent les séparations :
… Đường em cứ
đi tình ta cứ xây
Chờ em thoát
thai quay đường về …
(…Ton
chemin tu continueras à partir, notre amour nous continuons à construire,
Savoir est dans l’attente de ton
retour réincarnant…).
Dans les années soixante, années de
malheur, Phạm Duy cherche une autre approche de la vie où on entre et on
sort sans rancune -et surtout sans dette- ni avant et ni après la mort qui nous
attend. Dans sa chanson Nếu một mai em sẽ qua
đời (Si un jour tu quittes cette vie), le testament des regrets
sur la durée disparaît à l’aise sans laisser de traces :
… Dấu chân sầu, in
vết không lâu, chẳng nợ gì nhau.
(…Les traces de pieds ne peuvent
s’imprimer durablement, entre nous c’est le sans dette.)
Ce sans-regret dans le sans-dette nourrit la
légèreté du musicien dans le climat lourdement morbide de ces années de guerre,
ils consolident également son dépassement du pessimisme ambiant de l’époque,
dans Nước mắt rơi (Larmes tombent), la vie refuse
l’étroitesse du quotidien routinier :
Nước mắt len sau
từng nụ cười
Suối níu sông ra biển bao la,
nước
mắt ta...
(Les larmes se glissent entre les
sourires…
Les ruisseaux savent se suivent
pour rejoigne la mer, nos larmes…)
Ainsi, Phạm Duy remonte le plus loin possible dans
ses songes jusqu’à son enfance pour mieux voir -et vivre- sa force dans
cet amour de la vie. Il raconte son rêve de retour à l’enfance avec ses
songes étrangement puissantes à la source de la vie dans Kỷ
niệm (Souvenirs) en 1966 :
Cho
tôi lại từ đầu
Trong
tim thì sôi máu …
(…Donnez-moi
mes débuts…
Dans
mon cœur le sang est bouillant…)
Dans la chanson Một bàn tay (une main),
il décrit comment l’amour cherche sa survie entre la souffrance et la mort, il
n’est plus possible d’aimer la vie dans ses aspects particuliers entre
personnes, mais il faut embrasser toute la vie et l’aimer dans sa totalité,
c’est peut-être la meilleur façon de rencontrer l’homme :
…Bàn tay đưa anh đi gặp cuộc
đời
Một Xuân bao dung ai cũng là
người
(…La main m’accompagne dans la
rencontre avec la vie
Dans un printemps
tolérant où toute forme de vie est humaine…).
Le musicien sait décider seul que les référents
échappent à l’emprise des signifiés, parce qu’ il croit autrement en la valeur
du langage, en sa capacité mystérieuse de pénétrer l’être du monde. Cet être du
monde se remplit de l’amour de la vie, sans lui l’artiste sera dans ce que
S.Mallarmé appelle «le plus pur glacier de l’Esthétique »[20].
C’est aussi dans l’amour de la vie qu’il suggère la plus grande vigilance face
à la mort même si elle n’est pas toujours visible. Car les âmes errantes font
les morts vivants, c’est la vie sans la vie. Et, on tient à la vie parce que
l’existence semble si éphémère. Dans la chanson Xuân hành (marche du
printemps) en 1959, par sa vision de fantômes errants en nombre parmi nous,
les vivants, il dévoile cette vigilance :
Trưa hôm qua
là con người
Đêm hôm nay
thành vị
thần hay lũ ma lẻ loi
(…Hier d’après-midi, on était
encore des humains
Cette nuit, on devient déjà des
génies protecteurs ou des fantômes solitaires…)
Parce que la guerre met la vie devant la mort, la violence
depose la mort devant soi, le musicien apprend cette époque une leçon -simple
mais précieuse- si la rencontre entre deux êtres se vit comme une chance, il
faut savoir transformer cette chance en naissance, fruit du désir mais aussi de
la survie de l’amour. Dans Xuân ca (chant du printemps) en 1961,
l’engagement du corps à corps traduit la promesse de la chance de l’amour, la
réalité de la vie est là avec l’union des parents dans l’atmosphère joyeuse de
cette terre hospitalière :
… Xuân trong tôi, đã khơi
trong một đêm
vui
Một
đêm, một đêm gối chăn phòng the
đón cha mẹ về …
(…Le printemps en moi a été
émergé dans une nuit joyeuse
Une nuit, nuit d’oreillers et de
drag de la chambre nuptiale si accueillante de mes parents…)
Parler de sa propre naissance en évoquant la joie de
ses parents dans la douceur de leur chambre nuptiale pour dire –naturellement-
la force paisible de la vie, est propre de Phạm Duy, et c’est une
approche qu’on ne retrouve jamais avant lui dans les productions littéraires et
esthétiques du pays. « A l’aise » dans « l’air de la vie »,
pour dire que si un jour la guerre et ses tueries s’arrêtent, la vie d’ici ira
dans le « ça va » ; les idéologies qui génèrent la violence ne savent jamais s’accommoder dans ce
« ça va », car l’amour de la vie s’inscrit, depuis toujours, dans le
« tout va bien ». Dans la même année, il crée Bài sao ca (la
chanson des étoiles chantent) de cette chanson se dégage une atmosphère du
désir, une ère du plaisir, l’air musical crée une ambiance d’amour qui guide le
musicien et l’invite à remonter le plus loin possible en amont pour comprendre
que si on aime une personne, on aime tout l’univers de sa naissance :
… Sao đôi hai cái nằm
chồng
Thương
em từ
thuở mẹ bồng mát tay
(…Ces étoiles en pair se couchent
l’une sur l’autre
Je t’aime depuis que ta mère te
porte dans ses mains joyeuses…).
C’est encore typique de
Phạm Duy de voir dans la sensualité entre deux étoiles la source de
l’amour dans le berceau même de la vie. J.M Schaeffer qui développe ses
réflexions philosophiques et esthétiques entre les travaux de la science
biologique et ceux de la science cognitive, en arrive à cette conclusion
primordiale: «celle de l’unité fondamentale de la vie »[21].
Dans ces centaines de chansons d’amour, Phạm Duy reste toujours attaché à
cette unité fondamentale de la vie, entre l’amour et la naissance, entre «les corps qui
se donnent» et le «le nouveau corps qui est né». Dans Cho
nhau (se donner) en 1957, il vénère la naissance, comme fruit de l’amour,
mais aussi comme force de liberté qui sait surpasser la mort au cœur de la
vie :
… Cho nhau cho lúc
sơ sinh ngày đầu
Cho
chiếc nôi cho nấm mồ
Cho
rồi xin lại tự do.
(Se donner au moment de la naissance, aux jours
premiers
Se donner au berceau, au
tombeau, en reprenant la liberté…)
Cette idée de reprendre la
liberté pour mieux se donner, peut être comprise en réexaminant la formule de
J.M.Clézio : « Le destin de chacun est sa liberté ». De
plus, au cours de l’histoire du XXème siècle Phạm Duy a su aussi mettre
en pratique l’analyse de Gandhi : « le colonialisme est un
mauvais message mais parfois le messager est bon ». Toujours ouvert au
monde extérieur, il est pleinement à l’aise dans la culture française, il a en
effet suivi sa formation musicale en France dans les années cinquante. Plus
tard, il a cotoyé la musique américaine dans son impressionnante variété
pendant plus qu’un demi-siècle. Les musiciens américains de son époque ne
sesont d’ailleurs pas trompés sur la maîtrise musicale de Phạm Duy,
toujours en phase et à l’aise avec son temps. Les chansons de Phạm Duy
sont ainsi « traduites » en anglais, la plus connue : Giọt mưa
trên lá
(la goutte de pluie sur la feuille) raconte la joie dans la souffrance où la vie sait
donner la naissance. Plus tard, dans Tuổi hồng (l’âge rose)
une autre chanson « traduite » il décrit l’envol dans la
joie de la naissance à la liberté de l’adolescence. Ces chansons proposent une
vision de la vietnamité musicale autre que celle de la guerre et de ses
atrocités. Puis, dans les dix chansons
de la série de Bình ca (chant de la paix), en 1959, il définit l’amour
de la vie dans la paix de l’univers qui dépend avant tout de celle de l’âme de
chacun. Ici ce terme bình dévoile la volonté de « pacifier »
le désordre en redonnant le calme et la tranquillité aux humains, dans un monde
où le bruit des fêtes remplacera celui de l’éclat des obus. Avec Bình ca
một ((chant de la paix n°1) Phạm Duy console
ses compatriotes :
… Này em khi sang mùa
Mà em nghe tiếng
nổ
Là tiếng pháo
cưới
hay hội hè…
(…Tiens mon amour quand tu vois le
changement des saisons,
Quand tu entends le bruit qui
surprend,
Ce sont des pétards de mariage ou
de fête…)
Dans la chanson n°5 Xuân
Hiền (printemps doux) de la même série, le partage de l’amour est celui des
choix, des décisions de la fidélité de bout en bout dans la
sans-condition :
…Chung nhau cuộc sống,
Chung nhau cuộc chết,
Và quyết định cưới xuân liền…
(…La vie en commun,
La mort en commun,
Et la décision de se marier
immédiatement avec le printemps…)
L’accueil chaleureux de la
vie pour la vie est un des thèmes de référence de Phạm Duy :
respecter de la vie c’est la saluer à chaque instant, on ne la quitte plus
jamais :
…Tôi chào sáng sớm, ban
trưa, xế chiều
Đêm về vẫn cứ chưa
thôi cuối
chào…
(Je salue l’aube, le midi, le
crépuscule
La nuit arrive, je n’arrête pas de
m’incliner pour la saluer…)
En 1975, arrive l’heure critique de l’exil. Face à
un pouvoir animé par une idéologie communiste qui condamne ouvertement le
sentimentalisme, et dans ces temps qui annoncent la fin de la parole aimante,
Phạm Duy supplie l’amour de se transformer en piège qui puisse
s’étendre de partout dans ce monde nouveau où on ne sait plus aimer. Ainsi une
fois tombés dans ce piège, les siens redécouvriront la nécessité
d’aimer :
…Tưởng chừng nghìn
năm sau chẳng còn ai yêu nữa
Nào ngờ đâu tình yêu
giăng bẫy nhau còn nhiều…
(…Il semble que dans les milliers
d’années quand on ne se saurait plus s’aimer
Etrangement l’amour sera là pour
nous piéger encore à maintes
reprises...).
Revenons
maintenant à sa série Rong ca (chant de ballades) une méditation sur sa
propre vieillesse dans la transition vers le nouveau siècle. Avec la chanson Người tình già trên
đầu
non (Le vieux amant sur la sommet de la colline), il se force à voir dans cette fin
d’autre bourgeons de la vie, encore la naissance et la renaissance :
...Nhưng cuối đường đi trăm
năm một lần
Đầu
cành khô bông hoa nở tràn
(…Au bout des routes de cents ans (on voit) une fois
A la cime, les fleurs éclorent en
force…)
La boucle est ici bouclée avec une jeunesse d’abord
au service de la résistance pour l’indépendance du pays contre la colonisation
française, puis profondément marquée par la poésie de son ami Hoàng Cầm
dans le poème Đêm
liên hoan
(Nuit festive) en 1948, il montre que la vie sait accepter, encaisser les
sacrifices :
...Xương
tôi ai
bắc nên cầu
Cho đàn con bước sang lầu
tự do
(Mes os sẻvent à faire les ponts
Pour aider nos enfants à sauter sur
l’étage de la liberté).
* *
*
L’analyse
de Pascal va droit dans le déploiement du moi : « En un mot, le
moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait le centre de
tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi
est l’ennemi et voudrait être tyran de tous les autres »[22],
Phạm Duy se laisse volontiers porter dans le centre de tout, mais il en
ressort aussitôt car s’il se sent tyran
de tous les autres. Dans ses Hồi ký (mémoires), le tome1 Thời thơ
ấu-vào đời (Période
d’enfance-entrer dans la vie), il décrit la misère de son peuple entre guerre et
corruption :
« …
A la campagne, j’ai vu des hommes qui vendent leurs femmes, leurs enfants soit
par pauvreté, soit pour obtenir un statut au village. La campagne est un lieu
de la misère et de l’ignorance. Toutes ces données que j’ai pu recueillir
toutes ces années, impriment profondément dans ma pensée, puis se transforment
en actes positifs pour le peuple dans ma vie comme dans mon art… » (p.218).
Dans
le tome 2, Thời cách mạng kháng chiến (Période de la
révolution et résistance) il écrit sur le sens de sa vie dans cette
période d’engagement pendant sa jeunesse :
« …Je
ne suis pas excité par une idéologie, une ambition. Je ne réagis pas en
fonction d’une classe sociale, d’un ordre, j’obéis seulement à un sentiment
patriotique nourri depuis l’enfance et à présent je dois le traduire en
actes… »
(p.70).
La
vieillesse du musicien se dessine nettement avec la fin du xxème, dans une
période la disparition du bloc communiste en Europe de l’est va de pair avec la
politique d’ouverture du régime vietnamien en place, premier pas vers l’idée de
réconciliation nationale. Encore une fois, Phạm Duy est un des rares créateurs
capables de forger une vision synthétique sur la question. Dans sa série de dix
chansons intitulée Thiền ca (chants de méditation) ses admirateurs
peuvent s’arrêter sur la fin :
…Tròn
như
viên đạn đồng đen
Đã
khô vết máu xa miền chiến tranh…
(…Rond
comme une balle en bronze noircie.
Dessus
le sang se sèche déjà, en s’éloignant les régions de guerre…).
Le terme tròn (rond)
décrit l’harmonie entre l’homme, la vie et l’univers ; et đã khô
vết máu (le sang sèche déjà) traduit l’idée que le devoir de
mémoire n’est pas incompatible avec l’aptitude à pardonner grâce à laquelle
l’homme peut réorganiser son passé en reléguant ses souffrances dans des
régions calmes et éloignées. La culture et la langue vietnamiennes avec
semblent suffisamment armées pour soutenir le compositeur dans cette nécessaire
réconciliation nationale qui va de la survie de son peuple à une harmonie
cosmique plus grande en vue de forger un nouveau regard sur la vie pour un
futur plus paisible entre les hommes.
Phạm Duy est autrement
singulier avec son talent pour mettre en musique les grands poèmes du pays, du
premier mouvement poétique Thơ mới (la nouvelle poésie) des années trente avec les
textes de Nguyễn Bính, Đoàn Phú Tứ, Hoàng Cầm, Hửu
Loan, Huy Cận, Lưu Trọng Lư, Thế Lử, Xuân
Diệu … à la poésie bouddhiste de Thích Nhất Hạnh,
Phạm
Thiên Thư jusqu’aux poètes contemporains : Cao Tần, Cung Trầm Tưởng, Nguyễn
Tất
Nhiên, Đỗ
Quý Toàn, Hà Huyền Chi, Hoài Trinh, Lâm Hảo Dũng, Nhất
Tuấn, Vũ Hữu Thịnh…
durant les années de guerres entre 1954-1975 et après 1975 sur la route
d’exil. L’enquête servant la base de cette étude recense plus 100 cents
créateurs dont ls textes ont été mis en musique par Phạm Duy. A côté des
poètes vietnamiens, on note des auteurs européens, des musiciens américains,
c’est un cas unique dans l’histoire de la musique vietnamienne.
L’intranquillité de Phạm Duy, va bien avec cette création musicale
infatigable. Le musicien aime confier à ses amis que cette création débordante
vient de son aptitude (pleine et permanente) à être người tình (amant) (disponible et attentif),
voué au manque perpétuel, dans l’incomplétude de l’amour.
Si l’incomplétude refuse le
recueillement, elle perd sa sérénité ; si l’intranquillité rejette la
contemplation, elle sacrifie son vide de la méditation. Phạm Duy a mise
en parole et en musique ce vide durant toute sa vie, en y remplissant tous les
sens de l’amour, et sans aucun renoncement, tel est son défaut.
Lê Hữu Khóa
[1] Entretien avec Phạm Duy en 1991, à Paris.
[2] Ngan loi ca, p. 153.
[3] Ngàn lời ca, p.193.
[4] Phạm Duy, Ngàn lời ca (Mille paroles chantées), 1987, Phạm Duy Cuong Musical Productions, Californie, USA.
[5] L’Être et le néant, Gallimard, rééd.1969.p.652.
[6] Ethique, III, déf.12 des affects, et propo.47.
[7] Le regard éloigné, Plon, 1983, p.91.
[8] Les nourritures terrestres, Liv.IV, rééd. Livre de poche, 1966, p.69-70.
[9] Ngàn lời ca, p.306.
[10] Banquet, 204e-205a.
[11] Ethique, III, déf.6 des affects.
[12] De anima, III, 10, 433 a, 21-24, p.81, rééd. Vrin, 1982.
[13] Grande Morale, II, 11, 1210 b 6-8, p.201.
[14] Par-delà bien et mal, rééd «10-18 », 1973, p.130.
[15] Anthropologie du Vietnam, tome 2, chapitre Sens et sensualité
[16] Essais, III, 9, P.975, surtout chapitre 28 du livre I « De l’amitié », Ed. Villey-Saulnier.
[17] Critique de la raison
pratique, p.87, PUF, 1971.
Doctrine de la vertu, Introduction, XII, De l’amour des hommes, p.73-74, Vrin, 1968
[18] Phạm Duy, Hoi ky (Mémoires), 1990, Ed. Phạm Duy Cuong Musical Productions, Californie, USA
[19] La vérité de la parole, Paris, Folio, Essais, 1992, p.311.
[20] Lettre du 13 juillet 1866, in S.Mallarmé, Poésies, Gallimard, 1992, p.16.
[21] La fin de l’exception humaine, Gallimard, Essais, 2008, p.154.
[22] Pensées, 220-468,271-545 et597-455. Ed. Lafuma.