Pham Duy 2010

Phạm Duy,

les intranquillités de l’amour

par Lê Hữu Khoá

Directeur

Groupe de Recherches sur l’immigration du Sud-Est asiatique

 

 

Phạm Duy, un des rares musiciens considérés comme nationaux, revient souvent sur une expression très vietnamienne : ơn đời (faveurs données par la vie) dans ces chansons pour souligner sa chance de pouvoir vivre - et profiter - pleinement la vie. Pour les Vietnamiens, cette expression envoie tôt ou tard à une autre - sa sœur siamoise linguistique - : nợ đời (dettes que chacun doit  à la vie). La fusion entre ces deux expressions permet dans la présente étude de retracer le parcours de vie, de saisir le sens de l’œuvre et comprendre la complexité de Phạm Duy. Personne aux multiples facettes, il s’occupe une place si centrale dans la musique contemporaine vietnamienne, mais il est également objet de polémiques dans les délicates relations entre l’idéologie, le pouvoir et la création artistique récente du Vietnam. Mais laissons d’abord Phạm Duy, né à Hà Nội en 1921, esquisser son propre portrait dans Tạ ơn đời (célébration des faveurs de la vie),  pour mieux entrer dans son monde :

Ba trăm ngày trong gói,

Ngóng trông ra đời góp mối vui chung.

(Trois cents jours dans le fœtus,

Attendre avec impatience de participer à la joie commune).

 

Puis, face à l’ennui et la passivité de la vie, il dite réagit :

Trong trăm mùa xuân héo

Tay hái biết bao niềm yêu.

(Dans les cent printemps fanés

Mes mains cueillent encore d’infinis amours)

 

Enfin, seul avec sa conscience, il organise son propre pardon :

Với bao nhiêu lần gian dối,

Đời vẫn ban cho ngọt bùi.

(Avec combien de mensonges,

La vie m’offre toujours des goûts merveilleusement sucrés).

 

Ces quels phrases donnent un bon aperçu de la vie de Phạm Duy, une vie qui semble guidée par l’amour au-delà de ses contradictions personnelles, il a été en effet souvent accusé d’être égocentrique, égoïste et surtout épicurien. Mais c’est justement, cette dimension insaisissable de l’amour dans la démarche artistique de Phạm Duy qui offre des interprétations fécondes, pour le moment inexplorées. Cette étude  cherche à construire une typologie des visions sur l’amour, en s’appuyant sur les enquêtes de l’anthropologie littéraire du Vietnam contemporain, de la sociologie historique des guerres de la moitiée du XXème siècle qui ont marqué l’histoire de ce pays, sans oublier les expériences esthétiques du milieu artistique vietnamien au contact de l’Occident. Cette étude cherche à dépasser d’abord ces attributs (égocentrique, égoïsme, épicurien) pour mieux entrer dans des analyses sans adjectifs, ni adverbes de ceux qui ont parfois jugé son œuvre. Elle tente ensuite de reconstituer, si possible, le monde singulier de Phạm Duy, qui combine énergie créative, passion amoureuse et détours personnels -entre évitements et désengagements- face aux autorités en place, quelles que soient leurs natures idéologiques. Enfin, elle tente de dresser  à un bilan de l’œuvre et de la personne inspirée par sa propre liberté, dépassant la culture ambiante, la pression communautaire et surtout la censure politique pour développer un amour total -même si les autres disent qu’il n’aime que lui-même- qui le guide dans sa complétude et lui donne la joie de vivre. Précisément, la présente étude cherche modestement à comprendre comment Phạm Duy arrive à s’inventer sa propre philosophie artistique du vivre, dans un monde de désordres mortels.

 

Entre 1990 et 2000, les rencontres avec Pham Duy à Paris nous avions discuté de la sortie de la série Thiền ca (chants de méditation) et de la série Truyện Kiều (Histoire de Kiều) ; ces occasions m’ont permis de lui proposer mon plan d’étude sur son œuvre. Phạm Duy  souhaitait de lire une étude donnant une vision synthétique de nature artistique sur son travail. Il a donc été plus ou moins étonné de ma proposition d’une étude de nature anthropologique  placant sa création dans le contexte historique du pays, soutenue par une structure typologique des événements nationaux au service des analyses comparatives entre le champ musical et celui littéraire de son temps; de là pour chercher à comprendre la trajectoire artistique puis culturelle du Vietnam contemporain dans laquelle s’inscrit son destin de créateur. L’étonnement fait place la déception, quand je lui expliquais qu’une étude anthropologique correspondait à des enquêtes longues, dont les résultats d’analyse tarderaient certainement à venir, que la patience semblait nécessaire, parce que la lenteur serait au rendez-vous. Il m’a dit que : « la lenteur est toujours insupportable », sans m’avoir donné aucune explication. Lors de notre dernière rencontre, cette fois-ci à Saigon en janvier 2007 dans le Cabaret Văn Nghệ de sa famille, il a précisé que : «  la lenteur est insuportable parce qu’elle est presque inconsciente face à la fin d’une vie, comment peut-on lire sur soi après sa mort». Il y a certainement incompatibilité entre le désir de lecture de Phạm Duy sur son propre travail et ma lenteur d’enquête. Dans ce présent essai, cette incompatibilité m’aide, paradoxalement, à saisir un trait fort du portrait de ce musicien : ses intranquilités de l’amour dans ses désirs de vivre.

 

 

L’Amour du pays

Raconter dans ses chansons qu’on aime son pays - quelle banalité ! Et quelle routine ! -, surtout dans un pays comme le Vietnam condamné à jouer son destin à travers les guerres, d’ailleurs, la plupart des compositeurs tombent facilement dans le patriotisme. Voue souvent dans le nationalisme, intégrant l’indépendance nationale dans un jeu discursif identitaire que les enferme. Or, la notion de pays dans le langage musical de Phạm Duy est liée à une catégorie de pensée artistique d’ouverture. Le pays est découverte, il faut le parcouvrir de long et en large, surtout en profondeur dans l’âme du peuple pour main-tenir une définition juste. C’est en promenant qu’il cherche ce pays, qu’il multiplie les regards pour mieux le voir, comme le pèlerin il va toujours plus loin pour saisir des réels encore inédits. Pays, pour lui est un terme vivant qui le nourrit, surtout pendant ses années de « jeunesse » (1940-1960). C’est à ce moment que Phạm Duy se forge une logique de vie qui n’est rien d’autre que la logique de l’amour du pays, et inlassablement il observe son peuple en partageant ses épreuves. Il a appris à l’époque qu’on n’aime pas que soi, que ce n’est pas l’amour qui prend et qui dévore, que la concupiscence est manque et éros égoïsme. Cet amour du pays qui apprend à aimer aussi l’autre pour lui-même, il y a de la joie dans cet amour de bienveillance. Ici l’amour spirituel contrôle l’amour charnel en valorisant l’amour de l’autre, l’amour qui prend accepte d’être repousser au second rang pour illuminer l’amour qui donne. Au cœur de la violence de la guerre, c’est le peuple vietnamien qui découvre l’amour du pays de Phạm Duy, celui de la douceur au cœur des hurlements et de la tuerie :

Mẹ hiền ru những câu xa vời, à ơi tiếng ru muôn đời.

(La mère de douceur berce les paroles lointaines, ah ! Paroles d’éternité).

 

Ce pays conjugue, dans le temps et dans l’espace, vitalité et mouvement, pour retrouver la source qui donne l’origine, la racine qui crée la cime. La joie dans le « partir » pour « rencontrer » le pays lui fournit les ressources nécessaires pour mobiliser les proverbes, les dictons, les adages, et surtout les chants populaires, et on se laisse envahir par le souffle de la musique populaire de régions en régions. Ce don est particulièrement apprécié par ses contemporains qui le considèrent comme l’unique musicien ayant réussi dans un genre musical plutôt subtil : phổ nhạc dân ca (la transformation des chants populaires en chansons modernes). Cherchons d’abord le premier pays de Phạm Duy, un pays intime, espace pur de l’enfance, auquel il croit sans réserve même s’il est toujours menacé par les forces imprévisibles des guerres. Phạm Duy réincarne sa parole dans le langage d’un nouveau-né. En 1952, il est déjà à Sài Gòn, loin de la résistance et de la révolution du nord, mais ce pays qu’il voit toujours avc la pureté au regard de l’enfance l’obsède encore dans sa chanson Tình hoài hương (sentiment nostalgique du pays) :

Ai về mua lấy miệng cười

Để riêng tôi mua lại mảnh đời thơ ngây thơ.

(Qui revient pour acheter les bouches souriantes

Laissez-moi revenir au pays en achetant les morceaux de vie de mon enfance).

 

Nouveau-né : oui ! mais apte à comprendre sa mère ou son père, surtout comprendre leur  langage d’amour inconditionnel qui est là dans le regard sur la douleur des guerres. Ici la vie est plus que précieuse, elle est irremplaçable, donc non-négociable ; une mère sait la porter et le père sait la protéger, dans Tình ca (chant d’amour) :

Tôi yêu tiếng nước tôi từ khi mới ra đời.

(J’aimer la langue du pays depuis ma naissance).

 

Affirmation banale ? Pourtant elle sonne juste dans le cas de Phạm Duy qui semble le seul à réussir dans le genre parmi le plus insaisissable de l’art musical vietnamien : tự tình dân tộc (autoconfidence du peuple). Un genre réservé à une seule catégorie d’artistes qui savent associer leur création la parfaite connaissance de la culture du pays afin de creuser en profondeur l’âme du peuple, en racontant son destin national entre épreuves et vicissitudes. Phạm Duy a ces ressources-là, et grâce à sa longévité il est le seul à avoir traverse le XXème siècle en connaissant toutes les guerres, tous les bouleversements du pays. Dans sa chanson ớc non ngàn dặm ra đi (Le pays des monts et des eaux des pas infinis), il raconte son parcours du nord vers le sud, en passant par le centre du pays. Sur sa route, il livre une définition de son amour du pays en suivant les pas des Vietnamiens dans leur mouvement Nam tiến (poussée vers le sud), dans un pays qui s’allonge dans un espace toujours ouvert. Loin du ton  patriotique habituel souvent rythmé par les fiertés nationales, il se place au cœur des tragédies et des sacrifices des Vietnamiens dans leurs aventures vers le sud ; ici options idéologiques et autorités politiques n’ont aucun poids dans la souffrance de ses compatriotes :

Đất nước cháy theo với ngọn lửa thiêu.

(Le pays est brulé vif par la torche enflammée).

 

Cette torche réduit tout en cendre, et en marchant sur ces cendres il est le seul qui semble pouvoir raconter comment ce pays est né des cendres, comment son peuple renait du feu et de la mort. Souvent victime de la Chine, le Vietnam a « effacé » en avancant vers le sud le peuple Champa, et Phạm Duy déploie cette logique du feu qui réduit tout en cendre. Dans sa musique les souffrances des deux peuples, Champa et vietnamien, fusionnent. On découvre ici son amour de bienveillance, proche de la formule de saint Thomas : « aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un », un amour qui est loin d’un amour de convoitise ou de concupiscence, le contraire de l’amour égoïste. Cet amour de bienveillance pour le pays est un amour étendu, c’est aimer l’autre rencontré par milliers sur les routes, dans leur  milieu naturel et respire à l’aise dans leur  bien-être mais aussi leur errance dans les guerres. Quand Phạm Duy met en musique dans la parole d’une mère, sa vision du pays se transforme, il évoque un espace de protection où l’amour d’une mère protège, sans peine, la survie du lignage. Dans sa chanson Bà mẹ quê  (la mère de la campagne) en 1949, l’amour maternel est à la fois sacrifice et patience :

ờn rau xanh ngắt một màu, có đàn gà con nương náu

Mẹ quê vất vả trăm chiều, nuôi một đàn con chắt chiu

(Le jardin vivement vert protége la troupe des poussins

La mère s’épuise cent crépuscules à éléver soigneusement ses enfants).

 

Cette expression « cent crépuscules » évoque toute la vie des enfants qui grandissent sans se plaindre pendant la même période, dans la chanson Em bé quê (l’enfant de la campagne) Phạm Duy voit dans ce « cent crépuscules » une force qui s’affirme :

Em mới lên năm lên mưi, nhưng em không yếu đuối

(Moi l’enfant, cinq ou dix ans, mais je ne suis nullement faible).

 

Cet amour du pays fonde la vertu, entre la mère et son enfant, entre celle qui donne le lait et celui  qui a faim. La caresse qui apaise plus tard console les jeunes en temps de guerre, le corps protège et nourrit, la musique est la voix qui rassure, une évidence maternelle sans violence extérieure, une bienveillance qui veille sur l’enfant qui dort. Si l’amour n’était pas antérieur à la morale, quel serait notre champ préalable du savoir sur la morale ? La maturité atteinte, cette force sera soutenue par le partage conjugal. Dans Vợ chồng quê (femme et mari de la campagne), le partage tisse des liens profonds permettant l’entraide qui sait survivre en dépassant les épreuves de la vie :

Sống chia miếng mồi, như đũa có đôi

(Vivre en partageant les parts, comme les baguettes se présentent par paire)

 

Cette vision d’enchaînement de la vie (Bà mẹ quê (la mère de campagne), Em bé quê (l’enfant de campagne), Vợ chồng quê (femme et mari de campagne), forge une narration structurante de l’amour du pays  en laissant des empreintes musicales profondes dans l’imaginaire des Vietnamiens.  Phạm Duy est souvent classé par ses contemporains comme le musicien de la joie du pays vu de la campagne. Il est en cela bien différent de l’autre étoile de la musique du pays de la même époque : Trịnh Công Sơn qui a une perception urbaine du pays à travers  le regard des citadins désorientés par les guerres. Mais, comme Trịnh Công Sơn, Phạm Duy sait bien que son époque est celle des guerres interminables, il en voit aussi le prix à payer à travers la vie d’un soldat, et définit autrement l’amour du pays, lieu réceptacle des survivants. Encore une fois, le peuple vietnamien se « laisse marquer » par cette vision du « retour » des vietnamiens indéracinables de leur terre, telle l’image douloureuse d’un soldat invalide, d’un revenant en 1954 fin de la guerre de résistance contre le colonialisme français dans Ngày trở về :

Có anh nông phu chống nạng cày bừa

Vì thương yêu anh nên ngày trở về, có con trâu xanh hết lòng giúp đỡ

Lúa ngô thi nhau hát đùa trước ngõ, gió mát trăng thanh

Ôi ngày trở về, có anh thương binh đời sống hòa bình

(Le jour du retour, un soldat laboure sa rizière avec ses béquilles

Pour le soutenir, le buffle l’aide de toute sa force

Le riz et le maïs jouent, chantent devant les rues

Ah ce jour du retour, un soldat mutilé vit en paix).

 

Ces vers courts expriment plusieurs certitudes du peuple vietnamien, c’est aussi un chant de certitude pour ce musicien qui chante l’amour du pays : la volonté de survivre pour l’indépendance dans les épreuves la guerre, le plaisir de vivre dans l’harmonie avec le travail et la nature d’après guerre, le tout s’incorporant dans un fort désir de la paix cherchant à dépasser les vicissitudes mortelles de la tuerie. Dans cette même période de la fin de la guerre contre la présence française, Phạm Duy écrit cette chanson Người về (l’homme du retour) dans laquelle il témoigne discrètement de la joie profonde mais silencieuse des Vietnamiens qui croient résolument à la paix, dans un réflexe de respect face au culte des morts :

Một vòng hương trắng xóa, tình nồng trong thương nh

Gởi người chiến sĩ chết trong xa mờ.

(La fumée des baguettes d’encens en cercle si blanche,

L’amour se parfume dans la pensée, à envoyer au soldat mort au loin).

 

Aucun retour au Vietnam n’est définitif. Dans les années soixante, alors que commence la guerre avec les Américains, Phạm Duy affirme encore une fois sa force de création en diversifiant les genres musicaux, et l’amour qu’il porte au pays et à son peuple se transforme. Ainsi, la découverte de la fertilité du sud et de la richesse naturelle du delta du Mékong l’impressionne. Dans Tiếng hò miền Nam (le chant du sud) en 1956, il voit déjà la force vitale -débordante et joyeuse- de ce sud capable de le sauver du régime révolutionnaire à la fois sévère et intolérant du nord, en se laissant persuader qu’ici sera le lieu propice, selon l’expression populaire connue des Vietnamiens : đất lành chim đậu (la terre douce apte à accueillir le repos des oiseaux) :

ới hàng dừa cao trái thơm ngọt ngào,

Ruộng đồng lúa trổ bông lau, lạch nguồn cá lội lao xao …

Cuốn mối tình muôn nơi, se kết đôi người

 (Sous la rangée de cocotiers aux fruits sucrés,

A côté des rizières en fleurs… Entre roseaux et course de l’eau, les poissons nagent en joyeusement… En entrainant l’amour vers de nouveaux lieux infinis, on formera un couple).

 

Le peuple vietnamien qui aime la musique de Phạm Duy perçoit bien l’ascension de l’amour par la fluidité des mélodies. Ici, l’ascension de l’amour par l’amour reste vitale, et parce que la guerre rend la vie fragile, le musicien vient consolider cet amour étendu mais faible face à la menace de tuerie. L’esprit sait se lever, la musique sait inventer l’amour lumineux. Le pays devient chemin, chemin de tous apprentissages, voilà une nouvelle vision du pays de Phạm Duy conscient qu’il doit survivre ce chemin parce qu’il veut devenir le musicien de son peuple. Dans sa longue chanson Con đường Cái quan (Sur la grande route), en 1960 il retrace l’histoire du pays en s’identifiant à celui qui marche en parcourant le pays sur toute sa longueur, en traversant son histoire :

Tôi đi từ ải Nam Quan sau vài ngàn năm l

(Je marche de la frontière de Nam Quan depuis quelque milliers d’année).

 

Nam Quan marque la frontière du Nord du pays avec la Chine et quelque milliers d’année désigne surtout plus de quatre mille ans de civilisation vietnamienne. Etonnante aussi dans la même période sa découverte du pays. Apprenti de la diversité culturelle, Phạm Duy est aussi le seul qui va aussi loin dans la montagne pour chercher les minorités ethniques frères, et qui compose plusieurs chansons en reprenant les airs musicaux traditionnels, témoignant ainsi de leur incroyable richesse souvent méconnue des Vietnamiens. Les musiques de groupes ethniques Thai, Jarai, Takua, Hrê, Êde… des hauts plateaux du pays entre Dac Lac et Pleiku sont tour à tour visitées , mais l’image du pays la plus forte dans la musique de Phạm Duy reste celle de la mère qui se bat pour la survie de ses enfants sur ce chemin de destruction, avec comme unique ressource : son amour. Ici, la sublimation joyeuse de l’amour du pays recouvre tout l’espace, toute la nature, c’est l’amour du peuple à l’image d’une grande famille où les compatriotes s’appellent đồng bào (êtres sortant du même fœtus). Phạm Duy a tissé cet amour non seulement de passion mais aussi de vertu, car vouloir le bien de ses proches et de ses semblables, c’est le bien même. En pleine guerre nord-sud pendnt les années soixante, sa création est débordante et dans sa série de chansons intitulées Mẹ Việt Nam (mère vietnamienne) il arrange la mélodie comme un enchaînement dévoilant dans le fond une constellation de métamorphoses maternelles sur la nature par des paroles qui coulent de la source vers les grands espaces : Đất mẹ (terre maternelle), Núi mẹ (montagne maternelle), Sông mẹ (fleuve maternel), Biển mẹ (mer maternelle). Pendant cette période de la première résistance 1945-1954, Phạm Duy parle de sacrifices si « naturellement », comme s’il était naturel pour lui de devenir soldat de la libération, de  respirer le souffle du  pays toujours sous le feu, de vivre réellement la souffrance de son peuple :

Người đi không về…

Hương khói chiêu hồn…

Hiu hắt những chiều trận vong…

(L’homme va partir sans retour…

Fumée d’accueil d’âme…

Tragique crépuscule mortel d’après-bataille).

 

Et chaque fois, face à la mort, il cherche toujours à dépasser le sceau du tragique qui marque son pays pour mieux voir la vraie vie, plus tard, une vie dans laquelle l’amour s’imposera aux soldats survivants dans la beauté des filles. En pleine guerre à Thanh Hóa en 1949, son amour n’hésite pas à frôler le sensuel :

Có nàng gánh lúa quyến tròn thương nhớ.

(Une fille porteuse de riz enveloppe soigneusement la pensée amoureuse).

 

La recette de sa survie semble etre dans l’ « amour à tout prix » ; quoiqu’il arrive, dans la nuit des guerres, Phạm Duy veut voir le printemps si sensuel de l’amour. Encore à Thanh Hóa en 1948, dans sa chanson Đêm xuân (nuit de printemps) :

Đêm qua say tiếng đàn, đôi chim uyên ti giường, chim báo tin xuân đã về trong giấc mộng…

(Dernière nuit, nous sommes ivres de la musique, nous, couple d’oiseaux qui s’approchent du lit, ces oiseaux signalent le retour du printemps dans nos rêves…).

 

Alors, ici l’amour s’affirme comme la plus haute des vertus dans la meilleure saison de la paix, et savoir se laisser ressaisir par l’amour où qu’on se trouve c’est créer par amour, pour l’amour. Il n’en oublie pas moins les drames quotidiens de son peuple en souffrance et en fait une description détaillée, et ce n’est pas incompatible, car il faut que l’amour soit partout. En 1948, dans  sa chanson Về miền Trung (revenir dans la région centre), région de pauvreté et de catastrophes naturelles et surtout de guerres qui déchirent tout, Phạm Duy imprime dans ses paroles  la douleur de ce pays:

Chiều khô nước mắt rưng sầu

Thân ta thiếu phụ, nát đầu hài nhi

(Au crépuscule des larmes tragiques

Corps ruiné de la veuve, tête éclatée de l’enfant).

 

Dans son amour du pays, il engage sa vie en acceptant les sacrifices, mais quand l’option idéologique du moment l’opprime, il renonce à la lutte pour mieux réfuter la discipline politique toujours selon lui étroite parce qu’intolérante. Il n’a pas peur de montrer sa faiblesse face à cette force totalitaire. Cette faiblesse, pour lui, est la puissance même de l’amour, l’image d’un soldat blessé mais qui veut tout prix revernir :

Ngày về chàng đã cụt chân.

(Le jour du retour, la jambe a été emputée).

 

La musique, lieu de placement et de déplacement du rêve -quoi qu’il arrive- donne aussi à Phạm Duy une force de trouver les moyens de sauver ses compatriotes à l’heure de l’humiliation guerre après guerre. A l’heure de la tuerie et la misère, combien de filles vietnamiennes ont été obligées de vendre leurs corps, le musicien se montre là encore fidèle à son peuple :

Tôi mơ thành triệu phú cứu vớt gái bơ vơ

(Je rêve être milliardaire pour sauver les filles errantes)

 

Ces filles errantes sont des gái ăn sương (les filles qui mangent de la rosée), les prostituées que le pays laisse errer en nombre pour combler le manque d’amour des hommes durant les années de guerres interminables pendant la moitié du XXème siècle. Ce rêve d’être milliardaire, vient du cœur, sans artifice de langage esthétique, il reste une des caractéristiques de la musique de Phạm Duy dont la parole directe loin de belles formules hypocrites a une répercussion immédiate. C’est incontestablement une définition forte de l’amour du pays chez le musicien. Phrase simple, parce que la vérité de la vie est simple : se donner et se sacrifier par amour du pays, une compréhension simple mais qui dépasse tout calcul d’intérêt. La formule de l’amour est connue : l’amour consent à tout et ne commande qu’à ceux qui y consentent. Pour Phạm Duy, l’amour du pays doit  être libre, ouvert, mobile. Alors sans domicile (il quitte sa famille très tôt), et souvent sans famille (sa vraie famille reste son monde de la musique), enfin sans attache (l’appel du dehors guide ses activités artistiques),  il va toujours à la rencontre de ses compatriotes.

 

 

L’amour  de la vérité

L’essence de l’amour doit être bonne. Dès ses débuts dans la résistance, Phạm Duy affirme son amour de la vérité, un amour qui doit l’emporter sur tout autre, y compris sur l’amour de l’amour. Aux heures les plus violentes de la guerre en 1948, il est déjà un des musiciens majeurs de la résistance nationale, et dans sa chanson Bà mẹ Gio Linh ( La mère de Gio Linh) il livre la vérité de la souffrance d’une mère obligée de venir au marché pour chercher la tête de son fils, jeune résistant décapité par l’armée française revenant chez elle, elle projette son pardon sur son univers :

Xa xa tiếng chuông chùa reo

(Au loin, l’écho de la cloche du temple persiste).

 

L’écho de la cloche du temple, c’est l’écho du bouddhisme, celui de la tolérance et de la compassion. Or, à l’époque, aux yeux des dirigeants du parti, ce pardon est condamnable. En pleine période de résistance entre 1945 et 1954, alors que l’armée de libération marche vers son rendez-vous décisif pour changer le destin du pays,  le discours idéologique ambiant ne permet pas le pardon des actes de tuerie des ennemis[1]. Phạm Duy découvre ainsi que sans tolérance face à la violence,  il n’y a pas de liberté. On se souvient de la formule de Rimbaut : « je m’entête affreusement à adorer la liberté libre », Phạm Duy commence à décoder dès 1947 que c’est bien la haine qui pose des barbelés dans le cœur des hommes, il se questionne sur les frontières des âmes humaines et il en souffre dans sa chanson Bên cầu biên giới (sur le pont entre les frontières), livrant son opinion face à ce monde où violence se mêle si bien avec l’intolérance :

Lòng tôi sao vẫn còn biên giới ?

(Pourquoi dans mon âme, encore des frontières ?).

 

Phạm Duy est « Fortement condamnable » aux yeux des responsables de la censure du parti, parce qu’il ose dire que la misère de l’amour n’est pas dans son cœur, elle est de son époque, dans l’animation politique du face-à-face mortel entre unités idéologiques adverses. Après la scission du pays en 1954, au sud, il répète inlassablement son remède : c’est l’amour qui sauve de l’intolérance, dans sa chanson Tôi còn yêu tôi cứ yêu (j’aime encore, je continuer à aimer) toujours avec son simple (sémantique) qui fait son sens (humain) :

Tôi còn yêu đời, tôi còn yêu người.

(Je continue à aimer la vie, je continue à aimer les hommes).

 

La « vérité révolutionnaire » du sans-pardon au service de la guerre pour l’indépendance nationale sera tôt ou tard mutilée si elle ne se fonde pas sur l’amour qui dépasse la haine. Plus tard, après le coup d’état de novembre 1963 qui entraine le sud nationaliste et anticommuniste dans les désordres sociaux ingérables sur fond d’escalade des interventions militaires américaines, le compositeur encore une fois rattrapé par la violence, écrit en français cette phrase la vraie nature de son temps : « le temps de la peur, du soupçon et du mépris »[2]. Ce temps qu’il qualifie par ces trois images dans la même chanson  Tôi còn yêu tôi cứ yêu (j’aime encore, je continuer à aimer): le génie se casse les ailes, le paradis se perd, et la musique du ciel s’éteint. Or, pourtant sa création reprend énergiquement à cette période avec  la naissance au Tâm ca (chants du cœur) composé de 10 chansons, comme des chants de confession, d’auto-aveu, source orale de toute vérité. Ce moyen verbal qui, selon lui, examine l’éthique de son temps lui permet de regarder en profondeur selon la formule de l’époque : le versant contraire de la société, et ce nouveau regard rend les éloges sur la beauté du pays étrangement obsolètes. Un mouvement musical est né au sud du pays sous le feu de la guerre grâce au compositeur, et porte le nom de phong trào du ca (mouvement des chants nomades), premier mouvement de chants de paix, et premiers prémisses contre une guerre animée par des options idéologiques étrangères. A la même période, un premier souffle de méditation entre dans sa musique avec les textes du vénérable Thích Nhất Hạnh autour du thème du rêve de paix des Vietnamiens :

Tôi vẫn sống, tôi vẫn ăn, tôi vẫn thở

Nhưng biết bao giờ tôi nói thẳng những điều tôi ưc mơ.

(Je continue à vivre, je continue à manger, et je continue à respirer

Mais quand je pourrais sincèrement dire ce que je rêve).

 

Le dire sincèrement de la parole, directe sans détour, et sans intermédiaire idéologique est la condition première de la vérité qui doit rester intacte pour permettre ce rêve de paix dans un échiquier de guerre. Phạm Duy préconise Tiếng hát to (chant à voie forte), chanson qui marque le début de l’escalade de la guerre américaine et de la  répression des régimes militaires sudistes et leur spirale des tueries. Ici, l’expérience directe de la parole face à la destruction suggère que seul l’amour peut protéger la dignité :

… Lời tôi thay cho tiếng đạn bay…

Lời tôi khâu vá tình thương...

Đừng cho ai ăn cướp tình ta…

Lời tôi sâu như tiếng tình yêu...

(…Ma parole remplacera le bruit des balles envolées…

Ma parole de chant recoudre l’amour…

Ne laisse pas quiconque voler notre amour…

Ma parole creuse en profondeur comme la parole de l’amour…)

 

Phạm Duy pense que ces Tâm ca (chants du cœur) peuvent constituer le fond de vérité de l’amour qu’ils aideront ses compatriotes à entrer dans un nouveau processus de ré-identifications : du peuple (chant du cœur n°.3), de l’héritage national (chant du cœur n°.5), des ennemis (chant du cœur n°.7), de l’univers (chant du cœur n°.4 et 6), de la mort (chant du cœur n°.8), de soi-même (chant du cœur n°.9), enfin la parole de la vérité véhiculée par la musique n’est autre que la vie même (chant du cœur n°.10), cette chanson intitulé Hát với tôi (chantez avec moi) trace cette voie-est-vie :

Đừng ngậm miệng im hơi thành xác không hồn…

Vì lòng tin yêu còn hát nghìn năm…

Hát với tôi khi mới mang thân phận bào thai…

(Ne laissez pas les bouches fermées, les soufflés s’éteindrent…

Croire et aimer dans le chant de millier d’années …

Chantez encore avec moi-même si vous venez de découvrir vos conditions de fœtus…)

 

Le chant de la vérité de Phạm Duy proclame que l’amour est infiniment partout, débordant en temps et en lieux :

Tình đầy trong tay và tình ở ngoài…

Ở gần bên tôi hàng nghìn thế giới…

(L’amour est dans la paume de la main et aussi dehors…

Tout près de moi par ses milliers de mondes…)

 

Face aux forces mortelles de guerre, l’amour de la vérité se mêle à la vérité de l’amour. Les deux, selon Phạm Duy, sont animées d’une force spirituelle offrant le calme nécessaire aux humains afin de leur livrer une qualité d’écoute qui deviendra un jour leur pouvoir d’écoute surpassant l’isolement, facilitant l’entraide et forgeant les esprits dans les épreuves. Ce don d’écoute, accueillira toutes les paroles aimantes, et la musique sera là pour harmoniser les ententes. Dans cette période où la mort se mêle à la vie au quotidien, cette vérité qui ne lâche plus jamais Phạm Duy : la vérité de la mort, dont il parle et reparle sans cesse dans sa musique, dans ses confidences, or étrangement ici encore l’amour (re)prend sa place centrale dans toutes les explications de l’agonie, l’(in)tranquillité de l’amour est ici sa force vitale :

Rồi mai đây tôi sẽ chết…

Trên đường về nơi cõi hết…

Tôi sẽ mang theo với tôi những gì đây

Tôi xin đem theo với tôi một cuộc tình không quen thuộc …

(Puis je vais mourir…

Sur cette route de la fin…

Je porterai quoi avec moi ?...

Je supplie de pouvoir emporter avec moi un amour que je ne connais pas…).

 

Reprenant la devise de Sartre: « le moi est condamné à être libre », Phạm Duy apprécie la grandeur de ce moi dans la lutte pour la liberté mais reconnaît aussi sa « place modeste », sa fragilité au cœur de la tuerie. Au printemps 1968 lors de l’offensive de l’armée dite de libération au cœur de Sài Gòn, capitale du sud-Vietnam, alors que la mort côtoyait de plus en plus la vie sans aucune discrétion, il est attentif à l’aveu de son ami l’écrivain Lê Tất Diều sur la fin de toute émotion : « On n’a plus d’émotion, plus de peur devant les cadavres ». Est-ce le début de la ruine de l’âme vietnamienne ? Encore une fois Phạm Duy retrouve ses ressources pour dire  non à cette insensibilité dans une série de chansons intitulées Tâm phẫn ca (Chant de la colère du cœur). La colère devient force face à la guerre, l’indifférence de la tuerie est insupportable, et la musique doit aussi changer de ton, passer de la douceur au cri.  Les chansons de Phạm Duy déclenchent ainsi le début du mouvement des artistes anti-guerre avec les poètes Luân Hoán, Tâm Hằng, Thái Luân, alors qu’apparaissent les chansons contre la guerre de Trịnh Công Sơn, de Miên Đức Thắng. Quelle période ! La colère contre l’indifférence face à la mort de Phạm Duy se démarque de l’insensibilité par l’acte du cri contre le silence de l’agonie qui pousse l’homme à se résigner. Dans la chanson N°1 de la série Tôi không phải là gỗ đá (Je ne suis ni bois ni pierre),  le compositeur lance son cri dans ce vide :

Tôi không phải là cỏ cây…

Tôi không phải là gỗ đá…

Tôi không thể nào thản nhiên…

Tôi không thể nào im tiếng…

 Nên tôi thét vào thinh không…

Nên tôi khóc và tôi điên…

Cho đến bao giờ đời bình yên.

(Je ne suis ni herbe, ni plante…

Je ne suis ni bois ni pierre…

Je ne suis pas tranquille…

Je ne suis pas muet…

C’est pourquoi je crie dans le vide…

Jusqu’au moment où la vie redevient paisiblement calme).

 

Entre les mensonges idéologiques et la force militaire brutal du sud nationaliste soutenu par les Américains et un nord libérateur et politiquement totalitaire appuyé par le bloc communiste, l’amour de la vérité pousse le compositeur à forger par une parole simple la vraie destruction de l’âme vietnamienne dans cette guerre civile entre compatriotes, une tuerie entre frères, un tabou à enlever dans l’aveuglement idéologique qui détruit le pays. Dans la chanson Chuyện hai người lính (Histoire de deux soldats), il livre sa vérité dans la douleur profonde de son peuple vivant dans un pays où la tuerie familiale est devenue quotidienne:

Có hai người lính nằm trên ruộng đồng,

Cùng ôm khẩu súng chờ mong, có hai người lính,

Một sớm mai hồng, giết nhau vì nước Việt Nam

(Deux soldats s’allongent dans la rizière,

Ils tiennent leurs fusils et attendent,

Une aube rose, ils s’entretuent pour le Vietnam). 

 

Période aveuglante ou temps ténébreux, Phạm Duy ne voit pas la fin de la guerre, mais il voit déjà la fin de son cri, de la colère au désespoir. Pour lui, ce n’est pas un désengagement, non plus un renoncement, le fait de « tout accepter pour tout vivre la vie devant»[3]. Dans la chanson Một ngày một đời (Un jour, une vie), il compte la vie jour par jour, en juxtaposant la musique et la tuerie, la masse et la solitude, l’errance et l’impossibilité de renouveler la vie :

…Một ngày đi mà giết…

Một ngày đi mà hát…

Một ngày bạn bè đông…

Một ngày chợt cô đơn…

Một đời đi rong ruổi …

Một đời không còn mới…

(Un jour partir pour tuer…

Un jour partir pour chanter…

Un jour plein d’amis…

Un jour de soudaine solitude…

Une vie d’errance en errance…

Une vie sans plus aucune nouveauté…).

 

Pourtant, l’amour de la vérité a son propre inconvénient, car la vérité marque souvent à sa façon, une fois la parole formée, un point de non retour ; tout virage qui l’éloigne devient suspect, tout retournement discrédit celui qui croit en elle. Phạm Duy est aussi pris dans ces tourments entre la vérité qu’il faut forger puis dire, et l’adaptation contextuelle suite à la violence de l’histoire. Il a connu bien des errances depuis plus d’un demi-siècle, et chaque fois il se justifie à sa façon en reprenant souvent la formule de Camus que « rien n’est plus précieux que le moi » poussé par la nécessité de survivre face aux vicissitudes qui écrasent l’individu. Une première fois quand il abadonne la résistance contre le colonialisme française (1945-1954), une deuxième fois quand il adopte ouvertement l’opinion nationaliste proaméricaine au sud (1954-1975), une troisième fois quand il s’exile aux Etats-Unis en développant une hostilité anticommuniste virulente (1975-2000), et une quatrième fois quand il retourne au pays (depuis 2000) plébiscitant le régime encore totalitaire en place qu’il a condamné pendant un demi-siècle. Ces quatre comportements historiquement contradictoires et politiquement incompréhensibles pour certains, sont évidemment sources de critiques massives et ouvertes de la part de ces compatriotes. On peut succinctement dégager quatre critiques. La première critique idéologique de l’anticommunisme est la plus radicale et donne à Phạm Duy l’image d’un artiste qui trahit en permanence. La deuxième critique politique contre le régime totalitaire actuel au pays plaque sur la vie du compositeur la représentation d’un ego démesuré, négligeant toutes exigences éthiques collectives face aux luttes pour les droits de l’homme et de la démocratie. La troisième critique sociale de la masse mais également des artistes du pays qui voient dans ses calculs l’expression d’un égoïsme où l’épicurisme l’emporte sur les devoirs moraux de l’artiste. La dernière critique plutôt « amicale » des connaisseurs, insaisissable mixage des trois premières critiques, souligne l’attitude constante d’un homme dont le seul souci est de « sauver à tout prix sa liberté personnelle» face aux événements nationaux qui affectent la vie de chacun.

 

Saisir cette dimension de l’amour de la liberté, de soi et pour soi dans ce cas de Phạm Duy, c’est aller chercher loin dans le tréfonds des pratiques de liberté, en pénétrant à l’intérieur de sa vision du monde la plus discrète.

 

 

 

L’amour de la liberté

En 1951, à la radio de Sài Gòn dans une émission animée par l’écrivain Nguyễn Đình Toàn, Phạm Duy a donné sa réponse sur le sens de son œuvre Pour lui, trois choses sont essentielles dans sa vie : l’amour, la souffrance et la mort[4]. Pendant plus de la moitié du siècle, Phạm Duy reste fidèle à cette devise, en utilisant le premier, l’amour, pour animer les deux autres, la douleur de sa terre et la disparition prochaine de son corps, sans jamais renoncer à sa liberté personnelle. La variation des  définitions de la liberté du musicien mérite l’attention, car elle fait corps en quelque sort avec l’histoire contemporaine du Việt Nam, et son intérêt historique est d’autant plus grand que sa musique a un impact quasi-national. Son statut social central va entre le témoignage direct du musicien et la réception de son œuvre par le peuple, devenant entre temps un mode majeur d’identification collective face aux inconnues de la guerre et ses violences imprévisibles. Musicien d’envergure à l’esprit ouvert, Phạm Duy est conscient qu’il est un « fait national », et que sa création et ses opinions ont une influence certaine dans la vie sociale et artistique du pays. Dans sa chanson Những điều tôi biết trong đời tôi (Les choses que je connais dans ma vie), il prend la liberté de s’exprimer pour forger un savoir collectif fondé sur ses doutes personnels de la vie et du monde humain :

...Ai biết ai thương người suốt một đời? …

Tôi biết cớ sao ngưi ghét người hoài …

Không ai yêu ai, nên không ai vui …

Tôi hát câu ca, câu ca yêu đời

(Qui sait qui est capable d’aimer l’homme toute sa vie ?…

Mais je sais pourquoi l’homme déteste l’homme ! …

Personne n’aime personne et personne n’est joyeux…

C’est pour cela que je chante mes chants, chants d’amours de la vie).

 

En érigeant le phare de l’amour comme espérance au cœur de la nuit des guerres et en chantantsa mélodie d’amour au carrefour d’un monde où l’homme éprouve déjà du dégoût pour l’homme, Phạm Duy va (autrement) dans le sens de Sartre : « l’homme est fondamentalement désir d’être »[5], l’existentialisme dans cette formule : « le désir est manque ». L’espérance est le manque même, entre la méconnaissance et l’attente. L’amour de la liberté à l’épreuve brutale de l’histoire permet de temps à autre à Phạm Duy d’éprouver du dégoûts pour les contradictions humaines. En pleine guerre américaine au Việt Nam, en 1970 une nuit de Noël il se trouve sur une des grands tours à New York. En bas dans les rues les Américaines sont joyeux occupés à faire leurs achats de Noël, en haut dans sa chambre d’hôtel à la une d’un journal : le massacre du village de Mỹ Lai au centre du Việt Nam par les soldats américains. Il revit immédiatement l’image de Bà mẹ Gio Linh (la mère de Gio Linh) qui va au marché chercher la tête de son fils, décapité par les soldats français, plus de trente ans auparavant. L’histoire soudainement et tragiquement se répète avec toujours la même victime: son peuple. Dans sa chanson Kể chuyện đi xa (Raconter une histoire du voyage), il affirme qu’une des libertés de l’homme c’est de se poser la question sur la civilisation, en se méfiant surtout de ce qu’on appelle le progrès :

Ôi ! Mỹ Lai thành quà tặng No-en, cho những thiên đường của từng con em trong những gia đình gọi là văn minh …

(…Oh! My Lai devient cadeau de Noel, pour les paradis de chaque enfant, dans les familles appelées civilisées…).

 

Fort de cette liberté, Phạm Duy fouille dans son esprit pour en ressortir des inquiétudes qui lui donneront étrangement la force de rencontrer –autrement- son pays , avec une vision du dehors, et d’admettre qu’il n’a plus aucune illusion sur le monde (extérieur) qui ignore l’agonie de son peuple :

Đất nước hai miền chật chội oan khiên …

Thế giới âm thầm, thủ phạm lâu năm …

(Notre pays avec ses deux régions (nord et sud) si étroit dans l’agonie tragique…

Avec le monde extérieur silencieux et complice depuis longtemps…).

 

On se souvient que Spinoza va assez loin dans la définition de l’espérance qui n’est rien d’autre que l’inquiétude, voire l’impuissance, on espère que ce qu’on n’a pas, que ce qu’on ne sait pas, que ce qu’on ne peut atteindre[6]. A cette même période, entre la guerre sans fin et l’isolement sans limite de l’individu, l’amour de la liberté dans le parcours de Phạm Duy s’exprime dans le verbe partir. Ce partir vaut le quitter, cette liberté de partir-quitter se veut la liberté des libertés, on se souvient de la devise anthropologique de Lévi-Strauss : « tu quitteras ton père et ta mère, fournit sa règle d’or à l’état de société »[7]. Or, la vision personnelle de Phạm Duy semble encore plus insaisissable dans la logique de guerre de l’époque, où l’exil intérieur de son propre regard sur les spectacles odieux de la tuerie le conduira tôt ou tard à l’exil à l’intérieur du pays, de lieu en lieu. Cet exil fait naître une obligation collective de revoir complètement le destin du pays, il faut inventer des mouvements nouveaux, des déplacements inédits sur une terre certes détruite mais prête à se renouveler. Dans ces mouvements perpétuels pour la vie, la liberté nous apprend que personne ne possède personne, car la vraie liberté a un profond dégoût de la possession. En 1970, Phạm Duy se lance dans la création de trois longues chansons autour d’un terme-clé : hành (le mouvement) racontant la mobilité permanente. La première chanson, intitulée Lữ hành (le mouvement de la marche) décrivre la vie comme un départ infiniment renouvelable ; la deuxième Xuân Hành (le mouvement du printemps),  examine la marche si étroite et si faible dans une vie d’homme face à la largeur d’un pays, et la troisième, Dạ Hành (le mouvement en pleine nuit) livre sa vision sur des routes si incertaines de son peuple entre le régime militaire corrompu du sud et le régime totalitaire impitoyable du nord, où chaque Vietnamien doit affirmer sa liberté pour survivre :

Người đi trong đêm ti, trong đêm thâu…

Người đi không dắt, không ai đưa…

Như đui mt, như bơ vơ…

Đi trong vòng quanh quanh của bầy ma…

(L’homme marche dans la nuit noire, nuit profonde…

L’homme marche sans accompagnement, sans guide…

Comme les aveugles, marcher seul, errer seul…

Marcher dans l’encerclement des troupes de fantômes).

 

S’il y a mouvement dans la vie, la survie est possible. Quand il y a du partir, il y a déjà de la joie. Voilà la recette de Phạm Duy qui explique qu’il y a joie à chaque fois, parce qu’il y a désir du mouvement. Source première de la liberté et suite logique de l’action, le désir du partir enlève la peur de la mort, le manque de liberté qui torture l’être.  S’il y a du mouvement, il y aura plaisir de l’action, bonheur du repartir. Deleuze ne se trompe pas en avançant que les dictatures ne craingnent pas ni l’ordre, ni la morale, elles ont peur avant toute chose du mouvement, à leurs yeux, incontrôlable. Le mouvement est la naissance même de la nouvelle vie, dans sa ferme intention de survie; Phạm Duy possède entièrement cette liberté de croyance en mouvement; à la fin de la chanson il fait entrer l’évidence dans la lumière, créant un mouvement nouveau pour son peuple :

Người đi tìm ánh sáng mặt trời …

Người đi tìm ánh sáng trời lên …

(L’homme cherche la lumière du soleil…

L’homme cherche la lumière du ciel en ascension…).

 

Le constat est double : la recherche de la lumière du soleil est celle de la vérité, et la recherche de la lumière du ciel en ascension doit être celle de la liberté sans limite, sans frontière. Le manque de liberté doit être, selon lui, comblée par la musique, la création dit au musicien qu’il doit se libérer de ce manque préalable. En créant la musique avec ce plaisir liquidateur du manque, la parole une fois associée à la musique trace une nouvelle direction où chaque mouvement nouveau offre une vision nouvelle, or tout déplacement visera un placement. Le placement nouveau de son imaginaire, lui fournit durant ces années de guerre interminables le pouvoir de repartir dans l’histoire (qui se veut tranquille) de son peuple, dans le passé (qui souhaite être calme) de son enfance, dans les souvenirs (qui désirent être durables) de ses amours. Ce placement-là de la liberté en « amont de toute choses », lui permet de crée une force d’association de ces débuts, humainement viables et apte à protéger les rêves de l’humain. La chanson Kỷ niệm (souvenirs) en 1966, le repartir vers l’amont devient le verbe redonner comme l’acte d’assumer une chose avec d’autres personnes proches, car on ne peut vivre seul :

… Cho đi lại từ đầu, chưa đi vội về sau,

Xin đi từ thơ u đi, vui và bên nhau

(Redonnez-moi mon début, ne me pressez pas par la suite,

Je demande de repartir de l’enfance, partir dans la joie et ensemble…).

 

Tout désir de liberté est ainsi dans la puissance de créer et de récréer, et l’œuvre de Phạm Duy raconte que ce désir de liberté n’est rien d’autre que la force d’exister dans la puissance du vivre qui sait aller loin dans les souvenirs. Il ne faut donc pas réduire ce désir au manque, c’est prendre l’effet pour la cause, l’aval pour l’amont, car le désir de la liberté doit être la première puissance de l’amour qui accompagne le créateur, sans le laisser boulverser la logique événementielle de l’histoire. Le manque n’explique pas totalement l’essence du désir comme condition première de la liberté, mais il faut plutôt voir dans la fusion entre la création et la liberté : une force de provoquer le désir en creusant dans la source du dire pour faire naître la clarté de la liberté. Dans la série de chansons intitulée Bé ca (chants de l’enfance), le musicien s’offre cette liberté (récréative), flamboyante  et noble, de réintroduire les mélodies traditionnelles et populaires en illustrant que la musique vietnamienne  réservées aux enfants. Ainsi dans les années soixante-dix, la clarté musicale vietnamienne apparaît dans sa vivacité tranquille face aux musiques importées d’Occident qui envahissent la musique vietnamienne contemporaine. Dans la chanson Ông trăng xuống chơi (Monsieur la Lune descend pour jouer) il réorganise l’héritage de chants populaires dans l’ordre de la beauté des images livrant le lien solide entre les choses de la nature où vivent heureusement les enfants, et ce lien qui fait lieu offrira le meilleur accueil à la lune. Dans d’autres chansons de la même série, le musicien insiste sur la nécessité de liquider le marchandage, la surenchère, voire la négociation dans l’éducation des enfants en renforçant la fraternité et l’entraide dans ce temps du désordre de la morale. Sans oublier d’identifier la musique au rire heureux des enfants, avec comme symbole des moineaux en paix sur les branches de l’amour. Telle est la conclusion qu’il donne à la dernière chanson de la série :

 Một con chim nhỏ trên cành yêu thương

 (Un petit moineau sur la branche de l’amour).

 

Mais  1975 s’approche, l’heure du changement de régime avec la victoire des communistes sur le Sud nationaliste, c’est aussi un changement dans sa vie qui le conduit en exil aux Etats-Unis. Son exil est l’acte concret de la recherche de la liberté, mais à quel prix ? Le musicien reconnaît que le prix en est élevé, de musicien du peuple il devient un simple immigré. Dans Tị nạn Ca (chants du réfugié), il raconte le choc et la paralysie de l’exil, en poussant sa réflexion loin dans la logique de la perte : quand on perd son pays, on perd son peuple ; quand on perd ses admirateurs on risque de perdre sa musique. Le prix de cette liberté d’exil il commence à le payer dans le camp de réfugiés d’Eglin en Floride où il répond dans un entretien en anglais : « Je chante toujours sur mon pays, maintenant où est mon pays ? ». La perte du pays devient une errance presque agonisante, dans sa chanson Nguyên vẹn hình hài (corps parfaitement intact) il raconte déjà sa mort :

Nơi tha ma mở nắp mồ lên

Sẽ thấy một người nằm thanh thản

Trông như chân dung của Việt Nam.

(…Dans le cimetière on peut ouvrir le cercueil,

Voir un homme allongé décontracté,

 Ce corps ressemble à la forme du pays Vietnam…).

 

Dans la même chanson un message étrange apparaît :

(…Cho tôi khôn trưc ngày đầu thai…)

(… Donnez-moi la chance d’être intelligent avant ma réincarnation…).

 

Le désir de liberté et l’errance qui s’en suit met l’individu dans une tension qu’il appelle la détente dans sa création. Dans la réflexion du créateur, la tension peut être une force après la prise de conscience des pertes. Ainsi Phạm Duy prend cette tension comme une source de  renaissance, loin d’être une frustration, il prend l’exil comme une expérience nouvelle de  création. Et si la puissance de création est au rendez-vous, la survie sera à l’horizon, visible, réelle. Ici et maintenant perdant, demain la réincarnation le comblera d’autres visions du dehors, pour regarder autrement son pays et son karma. Mais, peut-on jouir d’un lendemain sombre, loin du pays ? Oui ! Grâce au désir de la liberté qui sait fabriquer la musique. Enfin, le créateur rebondit aussitôt dans Hát trên đưng vượt biên (Chanter sur la route (de liberté) en dépassant la mer) en 1978 devant l’exil massif de Boat-peuple des Vietnamiens. Ses compatriotes vivent depuis toujours à côté de la mer mais ils ne la voient pas et sans aucune expérience maritime, ils se noient au large transformant le Pacifique en grand cimetière de fugitifs. Pourtant, le message de Phạm Duy va dans la direction d’une ouverture à la vie, ici la liberté est joie :

…Đi tìm lẽ sống trong trời đất…

Một đoàn người đi tìm tự do…

Đến chia vui với người

(…Partir pour chercher la raison de vivre entre ciel et terre…

J’invite le groupe des hommes qui cherche la liberté…

Venez partager la joie de l’homme…).

 

Tout au long de la vie musicale de Phạm Duy, la formule la joie de l’homme reste toujours plus « intéressante » parce qu’elle a plus d’impact que celle de droits de l’homme. Dans la joie on voit le fond d’immanence de l’amour,  dans les droits, si on est faible, on se perd entre la raison juridique et la pitié humaine sans avoir de prise réelle sur son propre exil. Toute sa vie, il n’hésite pas à mettre en musique que cet amour-est-joie, avec toujours plus de lumière, disponible et accueillante pour la liberté. Cette lumière doit être reconnue comme la vérité, en tant que telle, première et papable. Dans la même série Tị nạn ca (chants du réfugié), la chanson Hát trên đường tạm dung (Chant sur la route d’exil (toujours) provisoire) il cherche désespérément à créer un dialogue avec la statue de la liberté, sans succès, il garde pourtant la même joie dans le monologue :

…Nắng lên tiếng nói : tự do bác ái! Cho đẹp lòng tôi, thế giới cũng vui …

(Si tu as la parole : liberté fraternité ! mon âme sera embellie, le monde sera joyeux…).

 

Phạm Duy, sait maintenant qu’il est  seul, qu’il partage sa liberté avec personne, sa création va dans le monologue souvent en pure perte, ce que les Vietnamienne expriment par une autre expression mất trắng (perte blanche) ; il a profondément en lui cette vision des réfugiés qui se perdent en mer après 1975. Il sait que la liberté est à ce prix, mais il sait aussi que sans la liberté, la vie serait une erreur. L’expression erreur et perte, vibre avec son fort impact sur sa génération du double exil, en 1954 avec l’exode du nord vers le sud suite à l’arrivée au pouvoir du régime révolutionnaire et totalitaire, puis en 1975 avec l’exode des réfugiés vers les pays occidentaux après la victoire du même régime sur le sud. En exil, il prend le temps de méditer la prophétie de son ami-poète Vũ Hoàng Chương:

Lũ chúng ta lạc loài năm bảy đứa

Bị quê hương ruồng bỏ, giống nòi khinh…

 (Nous la troupe humaine errant en quelques uns

Abandonnés par le pays, méprisés par le peuple…

 

Et, la perte va avec le néant :

…Chúng ta mất hết chỉ còn nhau

(… Nous perdons tout, nous ne possédons que nous-même…).

 

En somme, cette génération ne crie pas comme Gide : « famille, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées; possessions jalouses du bonheur »[8], car son problème semble plus grave dans un contexte d’enchaînement de guerres animées par les idéologies étrangères. Phạm Duy et ses amis vivent réellement dans un défaut de réincarnation, thème central du Bouddhisme et indéracinable dans la croyance collective des Vietnamiens qui auto-interprètent leur malheur. Le rejet de la famille est inutile, être banni du pays, est  forcement une malchance de la renaissance. En mettant en musique ce texte de Vũ Hoàng Chương, il raconte son impasse en donnant de sa vie une image la plus éphémère qui soit :

Tôi xa quê hương như con sâu kẹt lối,

 Non nước tuyệt vời đã đổi màu da …

(…Je suis éloigné du pays comme un ver dans un cul-sac,

 Monts et eaux du pays ont déjà changé de couleur de peau…)

Freud préconise que tout amour est amour de transfert, reçu avant d’être donné, que la grâce d’être aimé précède la grâce d’aimer et la prépare; et le fruit de cette préparation est la famille. Les Vietnamiens imprégnées de culture confucéenne croient que le peuple est une grande famille et le pays une grande maison. Justement, de son exil, Phạm Duy veut  quitter volontairement cette vision familiale pour mieux creuser selon son expression Những nét buồn của trùng dương, của vũ trụ (les traits tristes de l’océan et du cosmos),[9]dégageant ainsi une autre définition de la liberté vue de l’exil, toujours à partir de la tragédie de ses compatriotes réfugiés, dans lắp bể vá trời ( enterrer la mer, coudre le ciel) :

…Bằng niềm tin lắp biển sầu thương…

Sống được trong đời,

Hy vọng còn nuôi, nuôi mãi tin yêu…

(…Avec la foi d’enterrer la mer tragique…

Pouvoir vivre, pouvoir nourrir l’espoir…

Nourrir indéfiniment la croyance d’aimer…).

 

L’amour qui a tout ce qu’il désire, puisqu’il ne désire que ce qui est, dont il jouit ou qui le réjouie. Jouir d’une existence, jouir une présence. Etre heureux, pour Platon, c’est en effet avoir ce qu’on désire[10]. Or, Phạm Duy n’espère que ce qu’il n’a pas : l’espérance est avouée, entre manque et irréel. L’affaire de l’exil devient ainsi plus étouffante, car elle va dans le sens contraire de l’espérance : elle est le cauchemard des nuits qui réduit la vie errante vers le néant. Dans sa chanson Giấc mơ khủng khiếp (rêve terrifiant), il voit depuis l’Amérique la transformation cauchemardesque de son peuple en esclave dans son pays vide, sans vie, et on sent la panique dans sa musique :

…Xin cho tôi đừng ngủ nữa,

Xin thôi không nằm mộng du…

(Je supplie que le sommeil ne revienne plus,

 Je ne veut plus m’allonger avec les cauchemards).

 

L’amour est désir, le désir est l’essence même de l’homme libre ; or une liberté est souvent définie par l’absence de liberté et leur lien s’établit à partir des épreuves de la vie dans leur regard mutuel. Cette période d’exil aide à Phạm Duy à mieux examiner la sphère tragique de ses compatriotes qui restent au pays dans une paix insupportable, sous un régime totalitaire, les camps de rééducation se multiplient, femmes seules sans leurs maris sont nombreuses. Dans Trả lại chồng tôi (Rendez-moi mon mari) en 1983, Phạm Duy réactulise la question sur l’intolérance entre dong bao (êtres du même fœtus), appellation vietnamienne qui remplace le terme compatriotes. Cette fois-ci vu de son exil, il s’agit d’une incompréhension perpétuelle :

…Cùng là anh em, hai miền ruột thịt,

Sao nỡ bắt đem đi đày xa?

(..Nous sommes tous frères, deux régions d’intestin-chair,

Pourquoi emprisonner puis bannir ?...)

 

La relation intestin-chair reste le fond explicatif de toutes les relations familiales à la vietnamienne, car elle est le fondement de la croyance collective des êtres ayant les mêmes propriétés biologiques et partageant le même lien du sang, du culte des ancêtres au fœtus de la même mère. L’intérêt anthropologique d’une telle image est double : les compatriotes sont de la même fratrie dans laquelle la solidarité forme leurs réflexes, l’entraide forge leurs automatismes ; leur haine mutuelle devient incompréhensible, leur tuerie sera impardonnable. Les chansons suivantes pendant cette même période d’exode massif des réfugiés vers l’Occident, Phạm Duy valorise encore une fois l’image des femmes vietnamiennes qui vivent leurs pertes dans un pays apparamment en paix, alors qu’en réalité les unes perdent leurs époux dans les camps, les autres perdent leurs époux en mer… la mer des horreurs avec les pirates qui attaquent les fugitifs et violent les femmes. Libre en Amérique, Phạm Duy nourrit sa réflexion sans relâche sur le manque de liberté au pays; il met ainsi en musique les poèmes de Nguyen Chi Thien dans la série de chansons Ngục ca (Chants de prison) et ceux du poète Hoàng Cầm dans une autre série Hoàng Cầm ca (Chant de Hoang Cam). Il devient alors le médiateur entre ces poètes dissidents durement réprimés par le régime en place au pays et ses compatriotes à l’étranger coupés de toute information sur la nature du même régime. Plaque tournante des informations sur le pays et surtout centre majeur de la musique nationale en exil hors du contrôle idéologique, Phạm Duy assume tant bien que mal ce statut. A côté des chansons qui reflète l’âme vietnamienne exilée, ses compatriotes s’étonnent parfois de son anticommuniste primaire, accompagné une certaine pratique commerciale dans la diffusion de sa musique entre l’Amérique et l’Europe. La survie entre guerre et exil lui apprend à gérer de bout en bout sa musique, de la création à la diffusion au public. Comment peut-il être considéré comme fautif ou coupable dans ce contexte d’isolement en exil où les médias occidentaux ne réservent aucune place à la musique vietnamienne ? Soit. Mais, l’amour chez lui est abdication. On est faible parce qu’on est tout puissant. On est petit parce qu’on sait s’envoler. En exil en Occident, il assiste à la chute du mur de Berlin qui entraîne la disparition progressive du bloc communiste d’Europe de l’Est. Il réaffirme alors sa définition de la liberté en évoquant la légèreté de s’envoler de tous les Vietnamiens exilés en Occident dans la série de chansons Bầy chim bỏ xứ (la troupe d’oiseaux exilés) qui rêvent tous du retour au pays. Créée entre 1975 et 1985, cette série de chansons déploie des images des oiseaux qui s’envolent pour mieux raconter l’histoire, la culture et la tragédie d’exil de ses compatriotes. La mélodie des chants populaires font corps avec les sons des instruments modernes, créant une parfaite fusion dans la narration, permettant au musicien de (ré)écrire l’histoire de son pays à partir du désir de la liberté, parfaitement libre et légère comme l’envol des oiseaux, le tout dans la certitude que :

Tự do là tiếng loài chim.

(Liberté est le langage des oiseaux).

 

Cette petite liberté de savoir s’envoler dépasse toute contrainte, car la vérité du régime politique n’a qu’une place modeste dans l’envol universel des êtres libres. L’amour de la liberté est spontané, mais il s’inscrit profondément dans une certaine idée de l’humanité, en quoi les hommes sont liés avec leur penchant naturel à aimer leurs semblables, c’est une autre définition de la liberté de bienveillance. Ici, les profits anthropologiques trouvés dans cette série composées de 16 mouvements musicaux offrent des explications éclairantes. Ainsi, l’anthropologue peut observer -et entendre- de près les ressources culturelles de Phạm Duy, surtout sa connaissance des cultures populaires. Le premier mouvement intitulé Bầy chim buồn bã (La troupe d’oiseaux tristes) raconte :

Bầy chim buồn bã,

Rủ nhau trốn quê hương …

Để lê kiếp tha phương …

(La troupe d’oiseaux tristes,

Se rassemble pour fuir le pays…

Pour traîner son karma banni…)

 

Le second mouvement Chim Quyên từ độ bỏ thôn đoài (Depuis les oiseaux abandonnent leurs hameaux) décrit symboliquement les idéologies étrangères qui font naître des régimes totalitaires à l’image de vautours opportunistes, cause d’exil de ses compatriotes. L’étrangeté va avec l’étonnement, la soudaineté va avec la panique de son peuple sur la route des fugitifs :

…Thì bỗng đâu có loài ác điểu

Thừa cơ làm chủ lũ chim yêu…

(… Soudainement apparaîssent les vautours du mal

 Qui profite de l’occasion pour devenir maître des oiseaux aimés…).

 

Le troisième mouvement appelé Bầy chim bé nhỏ (La troupe d’oiseaux minuscules) esquisse un monde où des dominants écrasent brutalement les dominés :

Loài ưng loài ó, nào dung lũ chim non …

(…Les aigles, les vautours sont intolérants envers les oiseaux faibles…).

 

Les faibles dominés portent l’étiquette populaire de la minutie dans la culture vietnamienne : ít hơi, ngắn tiếng (peu de souffle, courte de parole), tel est le sort dramatique de ses compatriotes en exode. Encore une fois, le musicien se range du côté des larmes et du sang de la victime, il partage le mauvais sort du rouge-gorge et de sa petite taille dans le quatrième mouvement Con chim chào mào (rouge-gorge) :

…Con chim chào mào líu lưỡi ngọng câm…

(…Le rouge-gorge avec sa langue pétrifiée, du bégaiement au silence…)

 

Le cinquième mouvement Chim bay từ đồng lúa phương Nam (Les oiseaux volent de la rizière du sud), il voit mieux le karma partagé entre oiseaux et humains :

Chim bay xa thương cây nhớ cội, ngưi xa người tội lắm ai ơi

(…Les oiseaux quittent leurs arbres pensent à la racine, l’humain qui quitte l’humain quelle tragédie…).

 

Cette parole tirée d’un chant populaire, une fois consolidée par la musique de Phạm Duy ajoute au terme tội d’autres portées sémantiques déjà lourdes et multiples. Car tội désigne à la fois la manière dont une tragédie passagère se fixe peu à peu comme une souffrance durable, la manière dont la faute du moment fait naître la culpabilité du longtemps. Il y a quelque part un lien fort entre la liberté d’exil et la culpabilité de rester hors du drame du pays dans chaque schéma mental vietnamien. Dans le sixième mouvement, Một đôi phượng quý (un couple de phénix précieux), il voit que la beauté en couleur et en forme se meurt dans l’éloignement du pays :

… Một đôi phượng quý,

Than ôi ! Xù lông dưi mưa đông,

 Nhìn công thèm múa,

 Rồi chim chết bên sông…

(…Un couple de phénix précieux,

Voient leurs plumes se faner sous la pluie d’hiver,

Ils regardent les paons avec l’envie de danser,

Sachant qu’ils vont mourir sur cette rive du fleuve…)

 

Dans le septième mouvement Trên cành vàng con hoàng quyên (Sur la branche dorée une rossignol) c’est le défi du chant de la liberté face au froid de l’exil :

…Con vành khuyên không ngừng hát chiêm bao…

(…La rossignol n’arrête pas de chanter ses rêves…)

 

Or, le huitième mouvement Bầy chim biệt xứ (La troupe d’oiseaux bannis) sonne le réveil des oiseaux qui s’endorment en exil, grâce aux hirondelles qui envoient les signes du printemps :

Còn u uất trong hang.

Thì nghe bầy én Nhạn xanh tới hân hoan …

(…La troupe d’oiseaux bannis du pays tristes dans leur grotte

Entendent soudainement l’arrivée joyeuse des hirondelles…)

 

Dans cette identification du retour du printemps au retour au pays avec la vivacité de l’envol des hirondelles, Phạm Duy cherche à placer un nouveau sentiment de ses compatriotes : la fin de la peur des exilés. Le neuvième mouvement Én bay thấp, én bay cao (Les hirondelles s’envolent bas, les hirondelles s’envolent haut) signale la disparition des oppressions :

… Én bay thấp nên không sợ diều hâu,

Én bay cao nên không khi nào gặp nạn…

(…Les hirondelles s’envolent bas sans craindre des vautours,

Les hirondelles s’envolent haut sans craindre les incidents…)

 

La langue vietnamienne associe souvent les incidents aux drames, et la fin des drames signale l’union familiale où tous les oiseaux vont vivre ensemble, parce qu’ils sont du même lignage. Dans le dixième mouvement Bầy chim một nhà (La troupe d’oiseaux de la même maison), la fin de la peur offrira les savoirs pour se protéger :

…Hễ mà thấy quạ nó liền đánh ngay.

(…S’ils voient les corbeaux, ils les attaquent aussitôt.)

 

Les  corbeaux, des profiteurs, n’osent pas s’exiler pour être libre. Ce sont des parasites qui vivent du labeur des autres, qui n’ont aucune conscience sur la liberté, et qui  sont surtout ignorants de la belle diversité des oiseaux dans la nature, de la magnifique pluralité des univers. Dans le onzième mouvement Lên rừng ba mươi sáu thứ chim (Monter à la montagne dense (pour voir) trente-six sortes d’oiseaux), la multiplicité des vies dépasse toute censure politique dans le temps et l’espace :

 …Chim tự thuở nào chim đã hót, tiếng chim vượt thời gian…

(…Depuis toujours, les oiseaux chantent, leur voix dépasse le temps…)

 

Dans le douzième mouvement Bầy chim một tổ (la troupe d’oiseaux du même nid), Phạm Duy associe rêve de la liberté et rêve du retour, la vie grégaire doit être le partage des épreuves sur la route de la recherche de la liberté :

…Còn nuôi giấc mơ là chim gõ mõ,

Còn nuôi sóng gió là bầy hải âu…

(…Continuer à nourrir le rêve, ce sont des martins pêcheurs,

 Toujours en troupe dans la tempête ce sont des mouettes…).

 

Le réveil doit être la suite logique du chant des oiseaux, et dans le treizième mouvement Bầy chim tỉnh giấc (La troupe d’oiseaux réveillés), l’émergence de la voix de l’oiseau sacré réveille la longue histoire vietnamienne endormie, or le sacré associé au mystère délivre un message précieux : le changement du cours de la vie est pour bientôt, le nouveau virage est devant soi, un destin neuf à prendre pour tous :

… Từ nơi huyền bí, nổi lên tiếng chim thiêng …

(…D’un lieu mystérieux monte le chant d’un oiseau sacré…)

 

Le quatorzième mouvement Bầy Chim Huyền Sử (La troupe d’oiseaux mythiques) évoque le retour rêvé des Vietnamiens descendants, selon leur mythe, qu’on retrouve gravé sur les tambours de bronze Dong Son du début de la civilisation vietnamienne avec des dragons et des anges avec les oiseaux :

… Hỡi những cánh chim của tiên với rồng…

(…Les ailes des oiseaux des anges et des dragons…)

 

Ce message fusionne avec le quinzième mouvement Bầy chim hồi xứ (la troupe d’oiseaux reviennent au pays) dont la joie fait fuir les oiseaux du mal :

Bầy chim hồi xứ, trời mây đón đưa chim,

Diều, kên, quạ, cú đuổi lui sống trong đêm…

(La troupe d’oiseaux reviennent au pays avec l’accueil du ciel,

 Vautours, corbeaux, hiboux fuirent vers la nuit…).

 

La fin est réservée au seizième mouvement dán lequel s’ẻpime la grande joie du retour Chim quyên về đậu ở thôn đoài (Les oiseaux retournent aux hameaux de l’est) s’inscrivant dans une nouvelle identification où Phạm Duy réexamine son karma de musicien entre chant et exil à travers l’envol naturel des oiseaux :

..Ta và chim khâu vá đời sau…

Ta còn nhiều phen hát tình yêu.

(…Moi et oiseaux, nous recoudront le lendemain…

Nous auront encore bien d’autres fois pour chanter l’amour).

Spinoza connaît cette boucle de l’amour à la liberté : « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure »[11]. Phạm Duy est prêt à prendre part à cette devise de l’amour de la liberté avec la certitude joyeuse que l’amour forgera l’existence de l’amour, source d’ascension de la chance de sa liberté.

 

 

L’amour de l’éros

Char creuse le fond de l’amour pour mieux saisir le désir : « l’amour réalisé du désir demeuré désir », c’est-à-dire que même proche, la solitude est présente. Phạm Duy vit cet amour là dans ses expériences de l’éros. Ainsi, si d’autres auteurs vénèrent l’amour sage, Phạm Duy cultive l’amour sensuellement passionnel. Pour lui, l’amour est pleinement le champ du désir. Il faut sans cesse un approfondissement dans l’acte d’aimer, car dans davantage d’amour, on aura davantage de vérité. Il y a donc ic une différence entre « être amoureux » et « aimer » : être amoureux est à la portée de nombreux d’individus, mais aimer, non, certainement pas, surtout si le musicien se distingue dans les vibrations sensuelles par son langage particulier. Dans la chanson Ngày đó chúng mình (Jadis quand on était ensemble) il reconnaît ouvertement le pouvoir de l’éros :

…Ngày đôi môi đã quyết trói đời người

(…Jour où nos lèvres savent menotter nos vies…).

Dans la langue vietnamienne, le champ de l’amour se divise en deux, radicalement : tình yêu (l’amour sentimental), et tình dục (l’amour sexuel), la culture ambiante puritaine valorise  le premier en rendant tabou le second. Or, Phạm Duy met en lumière le second pour mieux vénérer le premier. Sans le sensuel palpable, le sentiment le plus précieux entre deux êtres se vide de son contenu. Ce lien intime devient indécis, flottant, voué à la disparition,  car aimer appelle la passion, fait venir son ivresse, sa grandeur n’est point dans le calme, ni dans la sérénité, même si la passion ne dure pas. La raison et la fidélité ne peuvent rien pour la passion de l’amour ; parce qu’elle est un acte. Acte de vouloir, de s’engager, de plonger, d’assumer. La musique de Phạm Duy va de l’étreinte pour faire naître la volupté, la sensualité doit être au rendez-vous comme témoin central, en amont et en aval, du bonheur. Une fois amplifiée par le plaisir, la volupté se suffit à elle-même. La sensualité envoie à cette volupté l’intensité de l’instant, les prémisses discrèts de la fureur de vivee, souvent dans la sans-fin. Car la sans-finalité justifie la spontanéité. La sensualité invite l’homme à  condenser son présent. Plus le puritanisme culturel impose sa place diurne comme idéologie ambiante dans le contrôle social des libertés, plus la sensualité s’ouvre comme accueil dans sa logique nocturne; la nuit devient alors sans aucun doute une catégorie atmosphérique, discrète mais féconde, et la culture populaire vietnamienne sait fort bien chanter cette référence aux jeux du désir. L’idée que cette liberté de l’amour existe, c’est déjà la joie ; tel est selon Phạm Duy le langage des amants : je t’aime, je suis joyeux que tu existe, preuve du bonheur. Phạm Duy va sans réserve dans le sens de Stendhal : aimer, c’est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens, et d’aussi près que possible, la personne aimée. Mais il nous pousse à aller plus loin dans le sens de la jouissance : aimer c’est pouvoir jouir ou se réjouir, et se démarquer de l’indifférence et l’ennuie. L’amant, comme Phạm Duy, sait combien ce peut être sensuel, voluptueux que de faire l’amour dans la joie plutôt que dans le manque. Ce plaisir nous aide à quitter la souffrance qui se cache parfois derrière du manque. Désirer l’amour qu’on fait, donc, plutôt que celui dont on rêve, qu’on ne fait pas, c’est l’acte concret de la liberté. Dans Cỏ Hồng (herbe rose), en 1970, sur les collines de Đà Lạt, la sensualité au goût de lait enveloppe l’univers en parfumant la nature :

Níu em trên đồi, cỏ thơm mùi sữa

(…Je te tire vers les collines, l’herbe est parfumée du goût du lait…)

Aristote croit qu’: «  il y a qu’un seul principe moteur, la faculté désirante » et que «l’intellect ne meut manifestement pas sans le désir »[12], avec le désir Phạm Duy trace son monde de l’amour, en s’ouvrant à une autre question « encore faut-il aimer l’amour ? » Oui ! Nous l’aimons en effet, puisque nous aimons au moins être aimés; l’amour s’autojustifie  parce que la morale ne peut rien pour qui ne l’aimerait pas. Entre les guerres presque interminables qui détruissent la morale, Phạm Duy a été le premier de sa génération à voir clair : sans amour de l’amour, on est perdu, on marche vers l’enfer des idéologies, la damnation certaine de la vie, la perdition de la présence, donc de la vie. Dans la même chanson, il n’hésite pas à laisser le sens prend place de l’univers :

ngã êm trên cỏ hoang …

Trời trong em, đồi choáng váng …

Rồi rung lên cùng gió bốn mùa

(…Chuter doucement sur l’herbe sauvage…

Le ciel est en toi, les collines en plein vertige…

Puis on se trempe dans les vents des quatre saisons…)

 

La question de la liberté va souvent plus loin qu’un simple désir, qu’un simple manque. Aristote affirme qu’aimer vaut mieux être aimé, car aimer est certainement une activité de plaisir et un bien, alors que le fait d’être aimé ne procède d’aucune activité chez l’être aimé[13]. Phạm Duy a une aptitude particulière pour raconter par des détours que chaque fois qu’il entre dans le charnel, dans le sensuel, dans la profondeur de l’amour, l’univers environnant le suit :

Cỏ không tên nằm thênh thang,

Rồi vươn lên vì ta yêu nàng …

(…L’herbe sans non se couche dans l’infini de l’espace

Se lève soudainement parce que j’aime cette mademoiselle…)

 

Se lève soudainement, l’érection de soi ou l’érection de l’univers ? Nietzche pense que « ce qu’on fait par amour s’accomplit toujours par-delà, le bien et le mal » [14]; le bien et le mal signalent l’interdit, l’œuvre de Phạm Duy va à l’opposé de toutes les interdictions. Il croit si fort à un monde sans commande, car l’amour ne se commande pas, puisque c’est l’amour qui commande. Entre parole et mélodie, celui qui écoute sa musique comprend qu’on en peut commande que l’action, l’amour se démarque de la morale prescrite, l’amour cherche l’accomplissement dans la liberté, agis comme tu aimais. Il s’inscrit dans l’absence de commandement. Insaisissable, l’amour n’est pas recommandable, c’est un idéal qui n’a pas besoin de force morale, et les symboles sont là pour soutenir le déploiement du sensuel.

 

Le lait : son goût et son parfum, selon Phạm Duy, définissent le monde sensuel feutré, diffus, inscrivent la sensualité dans le jeu de la lumière plutôt nocturne du désir où le plaisir doit être dissimulé, où le sens visuel recule au second rang pour soutenir l’arrivée du sensuel favorisant ainsi le rapprochement des parfums puis des corps, dont l’effet semble double : le désordre des sens et l’apprentissage des appétits sensuels. La clarté du lait apparait comme l’évidence de la sensualité dans la musique de Phạm Duy pour mieux voir le chant de son flux, le regard nuptial se noie dans l’aube du corps de l’autre, le sens de la beauté se répand avec la lucidité qui permet de saisir ses parfums, la sensualité développe sa propre faim[15]. Ainsi, la sensualité préfère souvent la lecture du corps à son appropriation immédiate. La joie de se retrouver toujours plus près de l’autre est la lucidité instantanée, une lucidité qui gagne sur l’aveuglement sans conscience de l’immédiateté du plaisir. Maître de la composition entre le parfum du corps et l’atmosphère lactée diffuse dans la sensualité renouvelable chaque nuit, le compositeur a poursuivi inlassablement cette sensualité envahissante dans sa vie musicienne. Dans sa chanson Dạ lai hương (parfum de nuit), en 1953, c’est l’atmosphère du désir qui nourrit l’ambiance charnelle des corps au cœur du parfum de la nuit comme lieu d’attente sensuelle :

Đêm thơm như một dòng sữa

chúng em êm đềm rủ nhau ra trước nhà

Hiu hiu hươn tụ ngàn xa, bổng quay về dạt dào

Trên hè ngoài trời khuya…

(La nuit est parfumée comme un flux de lait

Nous les demoiselles nous demandons de sortir devant la maison

Doucement le parfum lointain s’est soudainement retourné

Devant notre terrasse dehors en pleine nuit....)

 

Le désir justifie la renaissance sensuelle du corps, il croit à sa réincarnation nocturne dans le tiers de l’intrusion qui échappe à la norme en propulsant le sensuel. Ce désir s’approche du vivant corporel encore inconnu, sa recherche excentrique va au cœur du plaisir : une intrusion de la force pénétrante, voire de la chasse discrète.  De l’«aller-vers» on s’avance peu à peu vers l’«aller-dans» :

…Đưng đêm sao yên vui, người đi quen lối …

Tình trai nở bốn phương trời …

Những ai làm ngây ngất hoa đời …

(…Les chemins de la nuit joyeusement paisibles, les gens les connaissent si bien…

L’amour des garçons éclot dans quatre directions …

Et tous ceux ci  parfument la fleur de la vie…)

 

Le désir a son propre rythme, la sensualité sa propre musique, le bonheur va du discret au total, sans bruit et comptec seulement l’osmose de tous ceux qui sont là :

Nhịp bàn chân hương đêm ơi

Nhịp bàn tay hương yêu ơi

(Rythmons les jambes au parfum nocturne

Rythmons les mains, nos parfums amoureux)

Une fois installée dans le temps et dans l’espace mi-clair et mi-obscur, la sensualité livre son ivresse, l’infini sera sa hauteur, la joie sera son envol, son sucre alimentera sa maturation :

…Đời ngon như men say, tình lên phơi phới

Đời vui như ong bay, ngọt lên cây trái …

(…La vie si appétissante comme un goût d’ivresse monte librement en hauteur)

La vie si joyeuse comme l’envol des abeilles, le sucre se lève dans chaque fruit…).

 

Les rythmes sont là comme le plein festif  qui  accueille l’amour :

...Nhịp bàn tay nhân gian ơi, nhp bàn tay thương yêu ơi

Đêm thơm không phải từ hoa, mà bởi vì ta thiết tha tình nhau…

(…Rythmons les mains, les humains, Rythmons les mains, les amours

La nuit ne se parfume pas que de fleurs, mais de nous qui nous aimons sans nous quitter…).

 

La sensualité, l’amont possible de l’intelligence du sentiment, il faut la nourrir avec soin du parfum à renouveller :

…Đêm thơm thêm một lần nữa,

Rồi hẹn nhau thương nhớ.

(…La nuit se parfume encore une fois,

Puis on se donne rendez-vous à nouveau au souvenir de l’amour.)

 

Plus tard entre guerres et exil interminable vers le sud du pays, Phạm Duy a vécu d’autres amours plus directs sans pouvoir retrouver la même sensualité du flux lactée nocturne d’autrefois. La sensualité réveille aussi l’énergie sexuelle qui semble toujours énigmatique pour les êtres. Sans possibilité de synchronisation vers une jouissance partagée, la sensualité s’intoxique dans son mouvement, elle est menacée en amont par le corps affamé où l’excitation du dedans évapore le contrôle du dehors, et en aval par l’insatisfaction irréparable qui maudit la fusion corporelle, menant aussitôt à la séparation. Phạm Duy se dévoile dans sa série de dix chansons Thiền ca (chant de la méditation) à la fin du XXème siècle, vieillessant il fait un bilan de sa sensualité, reconnaissant qu’il est toujours capable (et coupable) de nourrir la sensualité d’autrefois :

Hai mươi tuổi đời yêu như hổ đói

Bảy mươi tuổi đời yêu cũng vậy thôi

(…A vingt ans, j’ai aimé comme un tigre affamé

A soixante-dix ans, j’aime toujours de même la façon…).

 

Phạm Duy craint probablement la fin du feu de l’amour, la fin de la passion de l’amour fou, il aurait peur de la réalité que Montagne appelle joliment « l’amitié maritale »[16]. Son art d’amour dans sa musique laisse entendre que mieux vaut un peu d’amour vrai que beaucoup d’amour rêvé. Ses chansons dans cette série Thiền ca (chants de méditation) n’ont rien de méditatives dans le sens suggéré par le bouddhisme qui condamne le sens, en recommandant le renoncement de la sensualité. Or, il n’a jamais renoncé. Car on s’engage à suivre la sensualité, sans connaître le prix à payer dans l’après du plaisir : le dégoût de tout après la jouissance. Amertume de son propre corps où la détumescence phallique se livre dans la détumescence de l’univers du vivre ; le désir devient défaitisme. Dans son héritage, l’anthropologie ne s’est jamais réellement intéressée à la sensualité comme une des expériences humaines majeures, ni en terme d’enquête avec ses visions de terrain, ni en terme réflexif avec ses mobilisations conceptuelles. Si un jour elle décidait d’y entrer, elle devra faire un détour presque obligé : un détour par la littérature, débordante non seulement de données mais surtout de formules humaines chères à la fécondité théorique. L’exemple sensuel de l’amant Phạm Duy est significatif. Nous savons bien que les âmes pourraient se fondre, si elles existaient, mais son corps et celui de son aimé se touchent, s’aiment, jouissent et demeurent encore pour d’autres rendez-vous, dans Cho Nhau (On se donne) :

…Cho nhau nào có gì đâu…

 (…On se donne même on n’a rien à donner…)

 

De la source des plaisirs, il sait que surgira l’amertume des heures prochaines quand il sera rendu à lui-même, à sa solitude et sa routine avec son grand vide. S’il veut s’échapper à la tristesse, il lui faut immédiatement renouveler l’émerveillement du plaisir : l’amour, voire inventer de nouvelles rencontres. Phạm Duy s’éloigne de ses contemporains sur le comment vivre l’amour. Il s’exprime sa vérité de l’amour, mieux vaut le faire que le rêver, dans Nghìn thu (Mille automnes) :

…Tình âm dương chan chứa, xoay trong vòng tử sinh…

(…L’amour entre ying et yan plein dans le cercle entre vie et mort…)

 

Phạm Duy parle naturellement des conséquences de l’amour : on n’aime pas ce qu’on veut, mais ce qu’on désire, mais ce qu’on aime, et on qu’on ne choisit pas ; il est si loin le monde des devoirs, les désirs et des amours qu’on ne peut choisir, dans Giết người trong mộng (Tuer l’aimé dans le rêve) :

Sao người trong mộng vẫn hiện về…

(…Pourquoi l’aimé dans le rêve apparaît sans cesse dans le réel…)

 

Kant confirme que « l’amour est une affaire de sentiment et non de volonté » ainsi je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois, car « le devoir d’aimer est un non sens ». L’amour va dans le sens contraire du devoir : « une contrainte en vue d’une fin qui n’est pas voulue de bon gré »[17]. La vie du compositeur va dans ce sens, le sens de non-contrainte, sa vie traduit ce qu’on fait par amour, on ne le fait pas par contrainte, ni donc par devoir. Entre patriotisme et sacrifices, il a cru au début de sa jeunesse avec la résistance de années quarante à ce mot devoir, depuis ce mot revient difficilement, parce que Phạm Duy a fait entre temps une autre découverte de l’amour : le pouvoir du charnel qui nourrit chaque instant le sensuel est souvent persuasif dans la séparation entre les âmes invisibles et les corps qui se cherchent  se touchent et s’aiment en remplissant sa complétude dans la jouissance :

Tình âm dương chan chứa, xoay trong vòng tử sinh

(L’amour entre ying et yan se toune, s’enroule dans le cercle de la vie et de la mort)

 

On entre mais on ne sort pas de l’amour, puisqu’on ne sort pas du désir, du désir de prendre. Mais l’amour se transforme et nous transforme, une transformation dans le partage qui justifie la possession durable. Le fait de prendre venant du désir est substitué par le fait de « vivre avec l’autre », tout amour est amour de quelqu’un, qu’il désire et qui lui manque, avec la solitude qui est notre lot, et c’est le corps qui encaisse ce lot, dans Phượng yêu (Phuong aimé) :

Như con giun ngước lên trời …

Yêu người sống chết được ngày mai…

 (…Comme un ver qui cherche la hauteur du ciel…

Aimer en acceptant vie ou mort au lendemain…).

 

L’impossibilité de dépasser le désir restera comme un portail central pour entrer dans l’œuvre de Phạm Duy, et il faut partir et repartir de là : l’amour est désir et le désir est manque, perpétuel et renouvelable. Planton analyse ce manque qui s’oppose à la possession : « aime ce dont il manque, et qu’il ne possède pas ». Un manque conscient et vécu comme tel, si l’amour aime la bonté et la beauté, et les hommes le recherchent durant leurs vies. Si l’amour est  manque, la complétude lui est interdite, l’amant comme Phạm Duy le sait bien, il sait aussi qu’un manque satisfait disparaît en tant que manque, la passion qu’il nourrit ne survit pas au bonheur, c’est le manque qui anime la quête. Or, de sa typologie des quêtes d’amour  nait une souffrance féconde, il s’en sert pour aiguiller sa passion. Envers ceux qui le questionnent sur la définition même de l’amour, il reste loyal, avec sa formule raccourcie que certains trouvent « un peu crue » dans cette parole : la beauté des femmes et la beauté de la poésie[18]. En parlant de la beauté, il ne peut s’interdire d’explorer l’éros et ses implications érotiques. Il reconnaît que l’éros n’est rien à voir avec la vertu de la fidélité, c’est un transfert d’égoïsme, et dans sa forme passionnelle la relation devient possession. Qui aime veut posséder, qui aime veut garder l’autre pour soi, seul. La logique de Phạm Duy va avec sa contradiction dans l’éros qui le déchire, mais il sait qu’on ne meurt pas d’amour,  on s’endort bien avant, avant que le désir ne devienne routinier. Le musicien s’éloigne sans cesse de cet endormissement. Le plaisir n’est-il pas la fin, le but qui trouve le terme du désir. Ainsi, le bonheur peut être aussi la fin de la passion, Phạm Duy parle en vivant un amour ni actuel, ni présent, cet amour ne peut être durable. Il raconte toute sa vie que son « être est ce qui manque ». Et dans l’histoire de l’art et de la littérature du Vietnam, il est le seul qui ose, de la sensualité, basculer ouvertement vers l’érotisme, fortement déconseillé dans la culture de la pudeur bouddhiste et le confucianiste. Ainsi, en pleine guerre américaine entre 1968 et 1972, il a crée une série de dix chansons intitulée tục ca (chants de l’éros). Cependant, dans la langue vietnamienne le terme tục (grossièreté) s’oppose  à thanh (la finesse), la portée culturelle guidée par la norme morale est une évidence dans une langue qui range d’emblée la sensualité, l’érotisme, l’ensemble des sens de l’éros dans le monde de la vulgarité du tục (grossièreté), monde dont il faut s’éloigner si on vient de la délicatesse du thanh (la finesse). Phạm Duy ne craint pas cela, il entre dans ce monde érotique avec le langage cru du peuple, avec les expressions nues de la langue vietnamienne. Dans la chanson n°1 Hát đối (chant de correspondances) il compare l’acte amoureux entre garçons et filles avec celui des chiens et des chats en s’appropriant les chants populaires. Dans la chanson n°2 Tinh hoi (chant des odeurs), il raconte les odeurs des amoureux dans l’acte du corps à corps. Dans la chanson n°3 Gái lội qua khe (la jeune fille nage en traversant la grotte) il met en musique le poème de Bùi Giáng, un des maîtres de la poésie sensuel du pays. Dans la chanson n°4 Úm ba la ! Ba ta cùng khỏi (nous trois seront guéris ensemble) il dispose le désir sexuel féminin entre les objets de la vie courants, le tout sur fond de superstition populaire. Dans la chanson n°5 Khỉ đột (Gorille) il dévoile le désir du sens en évoquant l’acte sexuel entre humains et animaux. Dans la chanson n°6 mạo hóa (transformation fautive) il décrit les horreurs de la chirurgie esthétique dans le faux jeu de séduction. Dans la chanson n°7 Nhìn l… (Regarder le sexe féminin) il esquisse les jeux de voyeurs masculins dans les lieux intimes des femmes. Dans la chanson n°8, Em đ… (Tu fais l’amour) il montre la variation sexuelle des hommes de statuts sociaux différents face au sexe d’une prostituée. Dans la chanson n°9 Chửi đổng (injures en l’air) il clarifie les diverses relations entre la vulgarité des injures et la grossièreté de comportements sexuels humains. Dans la chanson n°10 Cầm cu (tenir le sexe) le désir sensuel  désorganise les actes sexuels chez les hommes en les rendant ridicules dans les contextes les plus intimes face aux femmes.

 

Phạm Duy n’a pas de succès avec ces chansons au pays, il suscite plutôt l’étonnement chez ses compatriotes qui le jugent en tant qu’artiste mais un artiste qui se laisse facilement noyer dans l’érotisme, sans pouvoir sortir vers la lumière de la finesse de l’amour. Encore une fois, l’opposition entre tục (grossièreté) et thanh (la finesse), montre au compositeur qu’elle a la peau dure. Parce que l’amour a toujours son mythe, surtout l’amour tel qu’on le rêve, tel qu’on y croit, entre fable et religiosité, cet amour se veut total et exclusif dans sa beauté délicate. C’est face à la beauté de la vie que Phạm Duy nourrit son vrai succès musical auprès de ses compatriotes.

L’amour de la vie

Acte de l’amour et la précipitation vont de pair quand la vieillesse s’approche. Phạm Duy est souvent pressé, il craint parfois trop tôt pour sa fin. Dans la série Rong ca (chants de ballade) dans les années quatre-vingt, partant de l’idée du vagabondage sur les divers chemins en Californie il s’efforce d’entrer dans la décontraction et s’éloigne de la convulsion de l’exil. Calmement, il tente de se questionner sur la mort, et pourtant la « panique » est au rendez-vous, avec l’agonie à l’horizon, il la supplie de freiner son allure :

Nắng còn nắng lê thê thì đêm ơi chớ vội gì

(Le soleil se traîne encore dans l’infinie, pourquoi la nuit devient si pressante).

 

D’où vient ce sentiment ? Plus que le sentiment, d’où vient cette obsession de la mort qui revient sans cesse dans sa musique et sa parole ? Une des pistes possibles pour la saisir est d’aller chercher ses chansons comment Phạm Duy définit la vie.  D’abord en remontant en amont dans sa jeunesse pour mieux le suivre en aval, on peut observer comment  l’ordre des amours organise sa vie de création, puis de là examiner la typologie de ses expériences, de ses conceptions, de ses visions, dont la variation éclaire l’application qu’il des trois devises chères de l’éducation confucéenne : tu thân (s’auto-former), phòng thân (s’auto-protéger) et lập thân (s’auto-promouvoir). Cet enchaînement éducatif ne peut s’expliquer par des calculs fondés sur l’égoïsme, il est avant tout un agencement des actes personnels dans les pratiques sociales qui force l’artiste à s’investir pleinement dans sa double vie, sociale et créatrice. Plus précisément, sa réponse va dans le sens de comment valoriser la vie en la conservant, comment consolider l’existence en la respectant. Dès lors, le musicien croit que l’amour de la vie assumera sa fusion parfaite avec l’amour de la liberté où les valeurs individualisantes s’affirment. Et la vie du musicien au cœur des épreuves de l’histoire du Vietnam au XXème siècle affirme inlassablement que cet amour n’est jamais faible, elle a sa propre envergure face à la recherche de la vérité, sa propre carrure dans sa volonté de possession de la liberté, étendant son regard pour mieux appréhender un jour la mort. Commençons par le début, les premières traces de l’amour de la vie se trouvent dans son amour de la nature avec la présence permanente de l’homme, donnant une identification de leur union puis leur vivacité à travers l’image du printemps. Dans la chanson Hoa xuân (Fleurs du printemps) de 1953, la légèreté discrète du printemps qui annonce le changement total de l’univers embrasse tout avec douceur, il livre ici sa première définition de l’amour de la vie :

Xuân về trên bãi cỏ non,

Gió xuân đưa lá vàng xuôi nguồn…

(Le printemps revient sur les champs de jeunes herbes,

Le vent printanier emporte les feuilles jaunes qui s’écoulent de source…)

 

En écoutant attentivement cette musique, sensibles à ces images, ses compatriotes voient bien que l’amour de la vie n’impose pas ses sentiments sur l’univers, mais il reste diffus dans l’air, entre sensations et sensibilités, il vibre discrètement, sa force se sème dans l’invisible. Dans Xuân thì (Le jeune printemps) de la même année, le printemps n’est pas forcement dans la logique chronologique du temps qui force l’humain à l’attente passive, mais il est là, et si ces humains ne sont plus menacés par la guerre, ils retrouvont sa beauté trouve dans la beauté féminine :

Tình xuân chớm nở đêm qua

Khi mùa chinh chiến đã lùi xa ngoài đời…

 (L’amour du printemps éclore dès la dernière nuit

Quand la saison de la guerre a été repoussée hors la vie…).

 

Et cet amour de la beauté de la nature et de l’homme dans la musique de Phạm Duy est porteur de l’envergure de l’homme-univers, est apte à embrasser l’humanité et à « fermenter » l’amour pour l’amour :

Người ôm nhân loại trong mình

i trong nước mắt cho xuân tình dậy men…

(…L’homme embrasse l’humanité dans son corps

Rire pour faire ressortir larmes, fermementent l’amour du printemps…)

 

« Fermenter » pour « enfanter », la vie c’est du dehors qui sait « féconder » le dedans ; dans la chanson Xuân nồng (le printemps parfume), le dehors est le soleil de la vie, toujours là pour propulser le désir de la liberté :

Ngoài trời tự do…

Đưa tôi ra gặp ngay ánh sáng…

(Dehors, la liberté…

Sortez-moi à la rencontre de la lumière…)

 

Le langage de la création ne se laisse pas retenir derrière une fenêtre fermée, dans une salle sombre de l’idéologie et de ses violences, quand ce qui vaut est dehors, au plus près de l’en-soi des choses ; Y.Bonnefoy voit bien cela dans l’œuvre de P.A.Jourdan à l’entrée dans le jardin et il retient la formule « L’esprit sait vaincre la grisaille »[19]. Trois ans plus tard en 1956, dans la chanson Chiều về trên sông (Le crépuscule sur le fleuve), Phạm Duy donne une autre définition de l’amour de la vie, en restant fidèle à cette devise pour que sa vie ne cesse à jamais de tisser sa force entre le rêve et la poésie :

… Bởi vì đời còn nhiều khi là mơ !

Bởi vì đời còn nhiều khi thành thơ! …

(…Parce que la vie continue à être l’occasion de rêve

Parce que la vie continue à devenir l’occasion de la poésie…)

 

Parfois, sur un air souvent triste caractérisant la musique contemporaine du Vietnam où la nostalgie va frôler de temps à autre le regret et le désespoir, sa chanson Tìm nhau (On se cherche) dévoile sa variation de l’amour de la vie dans sa quête :

…Tìm nhau trong muôn thuở, tìm sau lưng bốn mùa…

(…Chercher dans le fond de l’infinie, chercher aux dos de quatre saisons…)

 

L’amour n’échappe pas au manque absolu, à la misère grandissante, au malheur absolu des guerres et des tueries que Phạm Duy va au fond de son époque :

…Tìm nhau trong kinh đô xây trên xương máu

(…On se cherche dans la capitale construite d’os et de sang…)

 

La raison n’y est pour rien, ce qui suffit à prouver que l’amour la surplombe, on se cherche parce qu’on est mortel, et quand il parle de l’immortalité dans ses chansons, c’est parce que la vie est fragile, c’est pour réinvestir la quête de l’amour en défiant la perpétuité :

…Tìm nhau như thiên cổ tìm ngàn thu…

(…On se cherche comme le passé profond cherche l’éternel)

 

Telle est la cause ou le principe de l’amour de la vie, où les mortels tendent de participer pour mieux le conserver, avec la lucidité consciente de la perte :

…Tìm nhau như thiếu phụ tìm mộ bia…

(…On se cherche comme la veuve cherche sa pierre tombale…)

 

Si on veut échapper à cette perte, il faut créer ses propres conditions d’enfanter, soit dans le corps à corps, soit dans la création car l’art est là pour redonner vie à l’esprit. Il y a, quelque part, une dialectique ascendante de la création où l’amour raconte son parcours qui ne s’enferme pas et qui ne se perd pas : aimer d’abord un seul corps pour sa beauté, puis tous les beaux corps, puisque la beauté leur est commune. Une découverte arrive alors avec une certitude : la beauté des âmes -si elles existent- est supérieure à celle des corps, car si l’humain n’est pas, selon Phạm Duy, une personne mais une espèce portée par toute une humanité, l’amour pour la beauté des âmes nous sauve :

Tìm nhau khi nhân loại được trùng tu …

(…On se cherche au moment où l’humanité est reconstruite…)

 

Si l’amour nous sauve, il nous mène de plus en plus vers ce qui manque absolument : le Bien, donc le Beau, plus que le reflet, il est sa lumière. La quête spirituelle nous conduit, selon Phạm Duy, aux rencontres réelles avec d’autres personnes, le souffle de chacun raconte ces rencontres :

…Gặp nhau trong hơi thở của cuộc đời

(…On se rencontre dans le souffle de la vie…)

 

La chance de la rencontre : duyên, concept central de la culture vietnamienne peut éclairer le passage intelligent de la vie du tình yêu (l’amour entre deux êtres) au tình thương (l’amour sut toute l’humanité), car cette chance de la rencontre anime la sémantique de la compassion :

Gặp nhau trong Nhân Tình đầy Bác Ái …

(…On se rencontre dans le sentiment humain de la compassion pleine…)

 

La compassion sauve, la compassion soutient, discrètement ou ouvertement, par l’amour de la vie :

Gặp nhau trong vinh dự của đời người …

(…On se rencontre dans l’honneur de la vie)

 

La vie a son honneur, se plaindre de la vie c’est tomber dans l’ignorance, l’amour fait de sa fidélité, plus précisément c’est la fidélité d’immanence qui règle la fidélité ambiante, Phạm Duy ressaisit ainsi la totalité de la vie. Dans Đừng xa nhau (ne nous éloignons pas), l’amour de la vie va dans le sens du dépassement des conditions humaines éphémères :

…Đừng oán trách phận bèo.

Vì sông xa vẫn trung thành theo...

(…Ne nous plaignons pas de notre sort de lentilles d’eau

parce que les fleuves lointains nous suivent toujours…)

La vie restera comme seul lieu possible pour construire et reconstruire l’amour, car elle sait enchaîner l’amour par l’amour. Dans Mưa rơi (La pluie) en 1960, l’amour va dans la suite sans fin pour l’amour, même s’il doit se glisser entre la tuerie et la misère :

Không bao giờ mưa ngơi

 Không bao giờ ta nguôi yêu ngưi ơi!

(…Jamais la pluie ne cesse…

Jamais je ne cesse à aimer.)

 

La séparation ne condamne pas l’amour, et la réincarnation ne peut l’enlever, même si dans cette période de guerre les séparations  nourrissent les séparations :

Đường em cứ đi tình ta cứ xây

Chờ em thoát thai quay đường về …

(…Ton chemin tu continueras à partir, notre amour nous continuons à construire,

Savoir est dans l’attente de ton retour réincarnant…).

 

Dans les années soixante, années de malheur, Phạm Duy cherche une autre approche de la vie où on entre et on sort sans rancune -et surtout sans dette- ni avant et ni après la mort qui nous attend. Dans sa chanson Nếu một mai em sẽ qua đời (Si un jour tu quittes cette vie), le testament des regrets sur la durée disparaît à l’aise sans laisser de traces :

Dấu chân sầu, in vết không lâu, chẳng nợ gì nhau.

(…Les traces de pieds ne peuvent s’imprimer durablement, entre nous c’est le sans dette.)

 

Ce sans-regret dans le sans-dette nourrit la légèreté du musicien dans le climat lourdement morbide de ces années de guerre, ils consolident également son dépassement du pessimisme ambiant de l’époque, dans ớc mắt rơi (Larmes tombent), la vie refuse l’étroitesse du quotidien routinier :

ớc mắt len sau từng nụời

Suối níu sông ra biển bao la, nước mắt ta...

(Les larmes se glissent entre les sourires…

Les ruisseaux savent se suivent pour rejoigne la mer, nos larmes…)

 

Ainsi, Phạm Duy remonte le plus loin possible dans ses songes jusqu’à son enfance pour mieux voir -et vivre- sa force dans cet amour de la vie. Il raconte son rêve de retour à l’enfance avec ses songes étrangement puissantes à la source de la vie dans Kỷ niệm (Souvenirs) en 1966 :

Cho tôi lại từ đầu

Trong tim thì sôi máu …

(…Donnez-moi mes débuts…

Dans mon cœur le sang est bouillant…)

 

Dans la chanson Một bàn tay (une main), il décrit comment l’amour cherche sa survie entre la souffrance et la mort, il n’est plus possible d’aimer la vie dans ses aspects particuliers entre personnes, mais il faut embrasser toute la vie et l’aimer dans sa totalité, c’est peut-être la meilleur façon de rencontrer l’homme :

Bàn tay đưa anh đi gặp cuộc đời

Một Xuân bao dung ai cũng là người

(…La main m’accompagne dans la rencontre avec la vie

Dans un printemps tolérant où toute forme de vie est humaine…).

 

Le musicien sait décider seul que les référents échappent à l’emprise des signifiés, parce qu’ il croit autrement en la valeur du langage, en sa capacité mystérieuse de pénétrer l’être du monde. Cet être du monde se remplit de l’amour de la vie, sans lui l’artiste sera dans ce que S.Mallarmé appelle «le plus pur glacier de l’Esthétique »[20]. C’est aussi dans l’amour de la vie qu’il suggère la plus grande vigilance face à la mort même si elle n’est pas toujours visible. Car les âmes errantes font les morts vivants, c’est la vie sans la vie. Et, on tient à la vie parce que l’existence semble si éphémère. Dans la chanson Xuân hành (marche du printemps) en 1959, par sa vision de fantômes errants en nombre parmi nous, les vivants, il dévoile cette vigilance :

Trưa hôm qua là con người

Đêm hôm nay thành vị thần hay lũ ma lẻ loi

(…Hier d’après-midi, on était encore des humains

Cette nuit, on devient déjà des génies protecteurs ou des fantômes solitaires…)

 

Parce que la guerre met la vie devant la mort, la violence depose la mort devant soi, le musicien apprend cette époque une leçon -simple mais précieuse- si la rencontre entre deux êtres se vit comme une chance, il faut savoir transformer cette chance en naissance, fruit du désir mais aussi de la survie de l’amour. Dans Xuân ca (chant du printemps) en 1961, l’engagement du corps à corps traduit la promesse de la chance de l’amour, la réalité de la vie est là avec l’union des parents dans l’atmosphère joyeuse de cette terre hospitalière :

Xuân trong tôi, đã khơi trong mt đêm vui

Một đêm, mt đêm gối chăn phòng the đón cha mẹ về …

(Le printemps en moi a été émergé dans une nuit joyeuse

Une nuit, nuit d’oreillers et de drag de la chambre nuptiale si accueillante de mes parents…)

 

Parler de sa propre naissance en évoquant la joie de ses parents dans la douceur de leur chambre nuptiale pour dire –naturellement- la force paisible de la vie, est propre de Phạm Duy, et c’est une approche qu’on ne retrouve jamais avant lui dans les productions littéraires et esthétiques du pays. « A l’aise » dans « l’air de la vie », pour dire que si un jour la guerre et ses tueries s’arrêtent, la vie d’ici ira dans le « ça va » ; les idéologies qui génèrent la violence  ne savent jamais s’accommoder dans ce « ça va », car l’amour de la vie s’inscrit, depuis toujours, dans le « tout va bien ». Dans la même année, il crée Bài sao ca (la chanson des étoiles chantent) de cette chanson se dégage une atmosphère du désir, une ère du plaisir, l’air musical crée une ambiance d’amour qui guide le musicien et l’invite à remonter le plus loin possible en amont pour comprendre que si on aime une personne, on aime tout l’univers de sa naissance :

Sao đôi hai cái nằm chồng

Thương em từ thuở mẹ bồng mát tay

(…Ces étoiles en pair se couchent l’une sur l’autre

Je t’aime depuis que ta mère te porte dans ses mains joyeuses…).

 

C’est encore typique de Phạm Duy de voir dans la sensualité entre deux étoiles la source de l’amour dans le berceau même de la vie. J.M Schaeffer qui développe ses réflexions philosophiques et esthétiques entre les travaux de la science biologique et ceux de la science cognitive, en arrive à cette conclusion primordiale: «celle de l’unité fondamentale de la vie »[21]. Dans ces centaines de chansons d’amour, Phạm Duy reste toujours attaché à cette unité fondamentale de la vie, entre l’amour et la naissance, entre «les corps qui se donnent» et le «le nouveau corps qui est né». Dans Cho nhau (se donner) en 1957, il vénère la naissance, comme fruit de l’amour, mais aussi comme force de liberté qui sait surpasser la mort au cœur de la vie :

Cho nhau cho lúc sơ sinh ngày đầu

Cho chiếc nôi cho nấm mồ

Cho rồi xin lại tự do.

 (Se donner au moment de la naissance, aux jours premiers

Se donner au berceau, au tombeau, en reprenant la liberté…)

 

Cette idée de reprendre la liberté pour mieux se donner, peut être comprise en réexaminant la formule de J.M.Clézio : « Le destin de chacun est sa liberté ». De plus, au cours de l’histoire du XXème siècle Phạm Duy a su aussi mettre en pratique l’analyse de Gandhi : « le colonialisme est un mauvais message mais parfois le messager est bon ». Toujours ouvert au monde extérieur, il est pleinement à l’aise dans la culture française, il a en effet suivi sa formation musicale en France dans les années cinquante. Plus tard, il a cotoyé la musique américaine dans son impressionnante variété pendant plus qu’un demi-siècle. Les musiciens américains de son époque ne sesont d’ailleurs pas trompés sur la maîtrise musicale de Phạm Duy, toujours en phase et à l’aise avec son temps. Les chansons de Phạm Duy sont ainsi « traduites » en anglais, la plus connue : Giọt mưa trên lá (la goutte de pluie sur la feuille) raconte la joie dans la souffrance où la vie sait donner la naissance. Plus tard, dans Tuổi hồng (l’âge rose) une autre chanson « traduite » il décrit l’envol dans la joie de la naissance à la liberté de l’adolescence. Ces chansons proposent une vision de la vietnamité musicale autre que celle de la guerre et de ses atrocités.  Puis, dans les dix chansons de la série de Bình ca (chant de la paix), en 1959, il définit l’amour de la vie dans la paix de l’univers qui dépend avant tout de celle de l’âme de chacun. Ici ce terme bình dévoile la volonté de « pacifier » le désordre en redonnant le calme et la tranquillité aux humains, dans un monde où le bruit des fêtes remplacera celui de l’éclat des obus. Avec Bình ca một ((chant de la paix n°1) Phạm Duy console ses compatriotes :

Này em khi sang mùa

Mà em nghe tiếng nổ

Là tiếng pháo cưới hay hội hè…

(…Tiens mon amour quand tu vois le changement des saisons,

Quand tu entends le bruit qui surprend,

Ce sont des pétards de mariage ou de fête…)

 

Dans la chanson n°5 Xuân Hiền (printemps doux) de la même série, le partage de l’amour est celui des choix, des décisions de la fidélité de bout en bout dans la sans-condition :

…Chung nhau cuộc sống,

Chung nhau cuộc chết,

Và quyết định cưới xuân liền…

(…La vie en commun,

 La mort en commun,

Et la décision de se marier immédiatement avec le printemps…)

 

L’accueil chaleureux de la vie pour la vie est un des thèmes de référence de Phạm Duy : respecter de la vie c’est la saluer à chaque instant, on ne la quitte plus jamais :

…Tôi chào sáng sớm, ban trưa, xế chiều

Đêm về vẫn cứ chưa thôi cuối chào…

(Je salue l’aube, le midi, le crépuscule

La nuit arrive, je n’arrête pas de m’incliner pour la saluer…)

 

En 1975, arrive l’heure critique de l’exil. Face à un pouvoir animé par une idéologie communiste qui condamne ouvertement le sentimentalisme, et dans ces temps qui annoncent la fin de la parole aimante, Phạm Duy supplie l’amour de se transformer en piège qui puisse s’étendre de partout dans ce monde nouveau où on ne sait plus aimer. Ainsi une fois tombés dans ce piège, les siens redécouvriront la nécessité d’aimer :

ởng chừng nghìn năm sau chẳng còn ai yêu nữa

Nào ngờ đâu tình yêu giăng bẫy nhau còn nhiều…

(…Il semble que dans les milliers d’années quand on ne se saurait plus s’aimer

Etrangement l’amour sera là pour nous  piéger encore à maintes reprises...).

 

Revenons maintenant à sa série Rong ca (chant de ballades) une méditation sur sa propre vieillesse dans la transition vers le nouveau siècle. Avec la chanson Người tình già trên đầu non (Le vieux amant sur la sommet de la colline), il se force à voir dans cette fin d’autre bourgeons de la vie, encore la naissance et la renaissance :

...Nhưng cuối đường đi trăm năm một lần

Đầu cành khô bông hoa nở tràn

 (…Au bout des routes de cents ans (on voit) une fois

A la cime, les fleurs éclorent en force…)

La boucle est ici bouclée avec une jeunesse d’abord au service de la résistance pour l’indépendance du pays contre la colonisation française, puis profondément marquée par la poésie de son ami Hoàng Cầm dans le poème Đêm liên hoan (Nuit festive) en 1948, il montre que la vie sait accepter, encaisser les sacrifices :

...Xương tôi ai bắc nên cầu

Cho đàn con bước sang lầu tự do

 (Mes os sẻvent à faire les ponts

Pour aider nos enfants à sauter sur l’étage de la liberté).

 

 

*     *

*

 

L’analyse de Pascal va droit dans le déploiement du moi : « En un mot, le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait le centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être tyran de tous les autres »[22], Phạm Duy se laisse volontiers porter dans le centre de tout, mais il en ressort aussitôt car s’il se sent  tyran de tous les autres. Dans ses Hồi ký (mémoires), le tome1 Thời thơ ấu-vào đời (Période d’enfance-entrer dans la vie), il décrit  la misère de son peuple entre guerre et corruption :

« … A la campagne, j’ai vu des hommes qui vendent leurs femmes, leurs enfants soit par pauvreté, soit pour obtenir un statut au village. La campagne est un lieu de la misère et de l’ignorance. Toutes ces données que j’ai pu recueillir toutes ces années, impriment profondément dans ma pensée, puis se transforment en actes positifs pour le peuple dans ma vie comme dans mon art… » (p.218).

 

Dans le tome 2, Thời cách mạng kháng chiến (Période de la révolution et résistance) il écrit sur le sens de sa vie dans cette période d’engagement pendant sa jeunesse :

« …Je ne suis pas excité par une idéologie, une ambition. Je ne réagis pas en fonction d’une classe sociale, d’un ordre, j’obéis seulement à un sentiment patriotique nourri depuis l’enfance et à présent je dois le traduire en actes… » (p.70).

 

La vieillesse du musicien se dessine nettement avec la fin du xxème, dans une période la disparition du bloc communiste en Europe de l’est va de pair avec la politique d’ouverture du régime vietnamien en place, premier pas vers l’idée de réconciliation nationale. Encore une fois, Phạm Duy est un des rares créateurs capables de forger une vision synthétique sur la question. Dans sa série de dix chansons intitulée Thiền ca (chants de méditation) ses admirateurs peuvent s’arrêter sur la fin :

…Tròn như viên đạn đồng đen

Đã khô vết máu xa miền chiến tranh…

(…Rond comme une balle en bronze noircie.

Dessus le sang se sèche déjà, en s’éloignant les régions de guerre…).

 

Le terme tròn (rond) décrit l’harmonie entre l’homme, la vie et l’univers ; et đã khô vết máu (le sang sèche déjà) traduit l’idée que le devoir de mémoire n’est pas incompatible avec l’aptitude à pardonner grâce à laquelle l’homme peut réorganiser son passé en reléguant ses souffrances dans des régions calmes et éloignées. La culture et la langue vietnamiennes avec semblent suffisamment armées pour soutenir le compositeur dans cette nécessaire réconciliation nationale qui va de la survie de son peuple à une harmonie cosmique plus grande en vue de forger un nouveau regard sur la vie pour un futur plus paisible entre les hommes.

 

 

Phạm Duy est autrement singulier avec son talent pour mettre en musique les grands poèmes du pays, du premier mouvement poétique Thơ mới (la nouvelle poésie) des années trente avec les textes de Nguyễn Bính, Đoàn Phú Tứ, Hoàng Cầm, Hửu Loan, Huy Cận, Lưu Trọng Lư, Thế Lử, Xuân Diệu … à la poésie bouddhiste de Thích Nhất Hạnh, Phạm Thiên Thư jusqu’aux poètes contemporains : Cao Tần, Cung Trầm Tưởng, Nguyễn Tất Nhiên, Đỗ Quý Toàn, Hà Huyền Chi, Hoài Trinh, Lâm Hảo Dũng, Nhất Tuấn, Vũ Hữu Thịnh…  durant les années de guerres entre 1954-1975 et après 1975 sur la route d’exil. L’enquête servant la base de cette étude recense plus 100 cents créateurs dont ls textes ont été mis en musique par Phạm Duy. A côté des poètes vietnamiens, on note des auteurs européens, des musiciens américains, c’est un cas unique dans l’histoire de la musique vietnamienne. L’intranquillité de Phạm Duy, va bien avec cette création musicale infatigable. Le musicien aime confier à ses amis que cette création débordante vient de son aptitude (pleine et permanente) à être người tình (amant) (disponible et attentif), voué au manque perpétuel, dans l’incomplétude de l’amour.

 

Si l’incomplétude refuse le recueillement, elle perd sa sérénité ; si l’intranquillité rejette la contemplation, elle sacrifie son vide de la méditation. Phạm Duy a mise en parole et en musique ce vide durant toute sa vie, en y remplissant tous les sens de l’amour, et sans aucun renoncement, tel est son défaut.

 

 

Lê Hữu Khóa



[1] Entretien avec Phạm Duy en 1991, à Paris.

[2] Ngan loi ca, p. 153.

[3] Ngàn lời ca, p.193.

[4] Phạm Duy, Ngàn lời ca (Mille paroles chantées), 1987, Phạm Duy Cuong Musical Productions, Californie, USA.

[5] L’Être et le néant, Gallimard, rééd.1969.p.652.

[6] Ethique, III, déf.12 des affects, et propo.47.

[7] Le regard éloigné, Plon, 1983, p.91.

[8] Les nourritures terrestres, Liv.IV, rééd.  Livre de poche, 1966, p.69-70.

[9] Ngàn lời ca, p.306.

[10] Banquet, 204e-205a.

[11] Ethique, III, déf.6 des affects.

[12] De anima, III, 10, 433 a, 21-24, p.81, rééd. Vrin, 1982.

[13] Grande Morale, II, 11, 1210 b 6-8, p.201.

[14] Par-delà bien et mal, rééd  «10-18 », 1973, p.130.

[15] Anthropologie du Vietnam, tome 2, chapitre Sens et sensualité

[16] Essais, III, 9, P.975, surtout chapitre 28 du livre I « De l’amitié », Ed. Villey-Saulnier.

[17] Critique de la raison pratique, p.87, PUF, 1971.

Doctrine de la vertu, Introduction, XII, De l’amour des hommes, p.73-74, Vrin, 1968

[18] Phạm Duy, Hoi ky (Mémoires), 1990, Ed. Phạm Duy Cuong Musical Productions, Californie, USA

[19] La vérité de la parole, Paris, Folio, Essais, 1992, p.311.

[20] Lettre du 13 juillet 1866, in S.Mallarmé, Poésies, Gallimard, 1992, p.16.

[21] La fin de l’exception humaine, Gallimard, Essais, 2008, p.154.

[22] Pensées, 220-468,271-545 et597-455. Ed. Lafuma.